Peut-être avez-vous lu ici et là que Shay était victime du syndrome de la Schtroumpfette. Mais comment en est-on vraiment arrivé là ? Explications.
« Rappeuses FR sans moi sont R, j’suis redoutée comme mauvais garçon ». C’est par cette punchline que Shay se met à kicker sur l’intro de son dernier album, ‘Partie Hier’. Celle qui se fait appeler la jolie garce avait déjà prévenu dans son lead single ‘Commando’ : «Nouvel album, nouveau flow, pétasse, j’suis revenue prendre tout ce qu’elles m’ont pris». En se positionnant comme la superstar du rap français, Shay participe t-elle à invisibiliser le reste de la sphère féminine ? Si la compétition et l’ego-trip ont toujours fait partie des éléments marketing du rap, devenant des stimulations, comment Shay est-elle tout simplement devenue victime ou actrice du syndrôme de la Schtroumpfette ? Explications des mécanismes aux relents misogynes.
Amour, Gloire & Rivalité
Dans la fameuse BD, la Schtroumpfette n’est pas censée plaire aux femmes, mais plutôt aux hommes. Et le personnage de Shay s’inscrit dans la même lignée. Elle est la seule bad bitch du paysage, n’a pas de copines autour. Et même si elle déclare dans une récente interview pour Vogue, vouloir créer son label musical pour produire des femmes, son dernier album ne compte aucun featuring féminin au compteur. Toute son image est d’ailleurs travaillée dans ce sens. De ses clips à ses featurings, Shay instaure une relation homme-femme basée sur la séduction. Et comme dans un ménage à trois, une seule peut s’imposer.
C’est un cliché vieux comme le monde que fait perdurer Shay. Cette mise en compétition permanente entre les femmes qui ne laisse la place qu’à une seule. Et où le physique vient jouer un argument majeur dans le choix de l’élue. C’est ainsi que Shay est la seule jurée féminine de la série “Nouvelle École” sur Netflix. La presse traditionnelle renforce cette incarnation physique à grand renfort de phrases appuyant son hégémonie.“Shay, la princesse trash du rap”, titrait Numéro Magazine en 2020. “Shay est une Jolie Garce et elle nous explique pourquoi”, écrit Konbini. Tandis que sur France Info Shay, est une “indomptable séductrice”. Sur Canal +, Shay à le “nouveau flow d’une jolie go.”
Dans un récent papier du Monde, c’est un vocabulaire lié à la séduction et au sexe qui est utilisé. “Son style à elle, c’est la « sapologie », l’art d’accorder ses vêtements de marque par couleur. Il est aussi plus sensuel, comme dans ses chansons A l’envers, où elle fait « miauler » Gazo, le plus hardcore des rappeurs actuels”. Il faut dire que Shay elle-même véhicule une figure de femme militante, se réappropriant son corps, tout comme de nombreuses rappeuses américaines qui prônent le retour de l’ultra-sexy comme argument féministe.
“Cela implique qu’en France, on veuille qu’il n’y ait qu’une seule femme qui soit « la » rappeuse qui marque son temps. C’était le cas avec Diam’s, et on essaie de reproduire ça avec Shay. Le souci avec cette mentalité, c’est que ça va écraser toutes les autres. Celles qui évoluent en même temps ou même celles qui vont évoluer dans le futur. Et puis ça donne une illusion d’ouverture, alors que finalement, il n’y a pas de place pour les autres.“, ajoute la journaliste de Mouv, Florence Epandi.
@mouv Shay et le syndrome de la Schtroumpfette 😢 📻 La pluie et le beau temps, c'est tous les mardis de 19h à 21h #shay #syndromedelaschtroumpfette #rap #rappeuse #mouv #mouvradio ♬ son original – Mouv’
Malheureuse finaliste de “Nouvelle École”, la rappeuse Leys dénonçait ces stréréotypes imposées aux rappeuses françaises : “Il y a les deux extrêmes. Soit on va te demander d’être une meuf très féminine qui parle de sexe dans ses textes, qui sexualise la femme, soit d’être très masculine, il faut presque faire la femme de quartier”. Shay ou Diam’s. Voici dans quoi l’industrie semble avoir enfermé les rappeuses.
Misogynie de l’écoute
Si le rap féminin peine à devenir mainstream en France, c’est aussi parce qu’il y a une misogynie dans l’écoute, selon Florence Epandi. Il y a toujours un problème avec les femmes qui s’affirment dans un milieu viril, face à un public qui n’est toujours pas assez ouvert d’esprit. Mais c’est aussi la responsabilité des médias traditionnels de dénicher de nouveaux artistes, de les mettre en lumière comme le suggère la journaliste. « Ces derniers se basent sur les chiffres, mais s’ils mettaient en avant des artistes émergents, cela pourrait attirer les maisons de disques et cela ferait plus de chiffres, donc cela mettrait plus de lumière sur les rappeuses. ». Et si Shay est bien la rappeuse la plus populaire du moment, vendant en quelques minutes seulement les places de son prochain concert à l’Olympia, on ajoutera que c’est aussi aux médias de ne pas se contenter d’ériger des femmes à la sexualité décomplexée. Parce que là encore c’est renforcer l’idée que le talent féminin n’existe qu’avec la condition sine qua non du corps et de la beauté.
« Puisque les femmes sont marginalisées et stéréotypées, elles paraissent moins puissantes, moins intéressantes, moins nombreuses, et sont donc moins représentées dans les salles de concert, les programmations des festivals, les médias. »
Naomi Clément, Femmes de rap (2023)
Vers une nouvelle approche du sexy ?
Shay est la plus streamée, mais dénote avec la nouvelle scène de rap féminin francophone qui claim haut et fort une attitude davantage empreinte de sororité. Pour les rookies, il n’est pas question de male gaze (regard masculin sur les femmes, ndlr), mais plutôt de plaire aux femmes, allant même jusqu’à flouter les contours de leur sexualité. Comme le clame la rappeuse Lazuli dans un récent freestyle pour Booska-P : « Elle est sucrée donc je la graille ». Le duo Davinhor et Le Juiice, surfent également sur le registre du sexy dans leur duo “Flocko” et utilisent le pronom personnel “on” dans les paroles de leur featuring. Renforçant ainsi la notion de “en équipe”.
Un soutien que Leys affiche également dans son dernier clip, ‘Jeudi #FTC’, et dans lequel elle apparait dans un ensemble de jogging sur lequel sont inscrits le noms d’autres rappeuses comme KT Gorique, Shay, Diam’s, Le Juiice ou encore Vicky R.
Preuve que pour se rendre visible, il ne faut pas forcément invisibiliser les autres ? Pour Lola Levent, créatrice de l’agence D.I.V.A qui s’occupe notamment de la rappeuse Angie, il est faux d’affirmer qu’une seule rappeuse existe en 2024.
« Aujourd’hui, répéter en boucle les mêmes phrases toutes faites, comme « Où sont les rappeuses ? » alors qu’elles sont partout, me paraît véhiculer et cultiver des idées fausses sur la scène française. Pour ma part, je recommande d’aller découvrir Zonmai et Angie, et l’EP Angilinazuli. Dans les projets récents, j’aime aussi Asinine, Adés The Planet, Cannelle, Theodora, Spacebabymadcha, Ekloz, Pearly, Chana et tant d’autres, il y a l’embarras du choix et il y a de la musique pour tous les goûts ! »
Alors les rappeuses FR sont-elles donc vraiment R sans Shay ? La nouvelle scène florissante affiche un élan plus solidaire, et semble vouloir écrire l’héritage futur d’un rap éclectique. Bien loin des stéréotypes que l’on colle à l’image d’une rappeuse soit street soit sexy, soit les deux. Mais rien d’autre. Alors pourvu qu’il pleuve des nouveaux talents qui continueront de lutter contre les diktats d’une industrie bien réductrice. Bien misogyne.
7 mars 2024