Est-ce que ça coûte vraiment plus cher de créer pour les mannequins grandes tailles ? 

À l’occasion de la Fashion Week féminine de Paris, on a interrogé des spécialistes de la mode pour comprendre pourquoi l’inclusivité va à reculons.

Crédit photo : Ester Manas


Hermès, Saint Laurent, Givenchy, Balmain, Coperni ou encore Rick Owens, lors de la dernière Fashion Week féminine de Paris, les grandes tailles ne semblaient toujours pas truster les podiums. Perçue comme une tendance pour certains acteurs de l’industrie textile, la lutte en faveur du body positivisme serait-elle déjà révolue dans le secteur du luxe ? On a tenté de comprendre pourquoi il manque cruellement de mannequins de toutes tailles sur les podiums des marques défilant au calendrier officiel avec les lumières de Mélanie Lange, créatrice de l’agence de mannequins Tribe Management et celles de deux modèles Plus-Size et Mid-Size, Maxie et Eve.

Est-ce que ça coûte vraiment plus cher de créer pour des grandes tailles ? 

« Entre l’année dernière et cette année, on a fait un pas en arrière. Il y a de moins en moins de modèles plus size dans les défilés et très peu de look pour les modèles grandes tailles. C’est un coup dur pour ces mannequins », constate amèrement l’agente Mélanie Lange. Et si certaines marques de haute couture n’intègrent pas les grandes tailles dans leur vision de la mode, c’est que cela ne fait pas partie de leur identité assure t-elle. Et surtout être inclusif dans ses casting engendrait des coûts supplémentaires. « Si on prend l’exemple de la femme Saint Laurent, lorsqu’on book les mannequins pour les essayages, on sait que le créateur a besoin de taille précise, car il s’agit d’un travail de titan pour les couturières, de faire en sorte que la collection soit sur la même fitting. Retailler ces vêtements sur d’autres corps et d’autres modèles qui n’ont pas les mêmes courbes aux mêmes endroits engendrent des coûts énormes pour les maisons. C’est compliqué de trouver un mannequin plus size qui aura le même buste et hanche qu’un autre mannequin. Par ailleurs, si l’un d’eux n’est plus disponible, il ne pourra pas être remplacé par un autre, car retravailler les mensurations sur un autre modèle prend beaucoup trop de temps », détaille-t-elle.

Le défilé Saint Laurent en 2016 avait été décrié suite à l’extrême minceur des modèles
Crédit photo : Saint Laurent

« Ainsi, pour certaines maisons, le vêtement doit tomber sur des mannequins comme sur des cintres. Toute l’année, ils ont des modèles avec les mêmes critères de sélection : corps plats et osseux. Ils sont proportionnés de la même manière, donc en atelier les créateurs travaillent le vêtement sur les mêmes centimètres. S’ouvrir à ce marché serait un coût colossal pour ces créateurs », poursuit Lange. Maxie, modèle Plus-Size depuis 2020 ajoute : « Je peux comprendre qu’il soit plus délicat de créer pour d’autres morphologies car il y également de la diversité chez les grandes tailles mais ce n’est pas un argument valable » tempère t-elle. « C’est un parti à prendre qui pourrait faire évoluer beaucoup de mentalités. L’œil s’éduque en regardant ».

Eve pour le défilé Ottolinger, hors du calendrier officiel, en octobre 2022 à Paris
Crédit photo : Ottolinger

Mais pourquoi un designer choisirait-il de faire l’impasse sur une part de sa clientèle en ne choisissant que des silhouettes longilignes ?

«Je pense que la véritable raison, et ça m’a été rapporté par un designer qui a souhaité être transparent avec moi, c’est que selon eux, les grandes tailles ne font pas vendre. Il y a encore cette mentalité qui dit que le marché de la mode n’est pas adapté à tous les corps. C’est de loin la phrase la plus marquante que j’ai entendu mais ça a le mérite d’être clair. », nous confie Maxie. Pour Eve, mannequin Mid-Size signée chez l’agence belge Dominique Models, tout partirait d’abord du fantasme autour du corps féminin. « Il y a beaucoup d’hommes designer, peut-être même plus que des femmes, ils sont peut-être plus attirés par des corps masculins, des femmes minces que des corps pulpeux et du coup très féminin, pour représenter leurs univers. Puis un beau décolleté ou une paire de fesses qui rebondit dans une robe peut détourner l’attention du vêtement, et le défilé est fait pour mettre en avant le vêtement pas les mannequins. », abonde t-elle. Le marché américain lui n’a pas peur d’habiller les grandes tailles en prêt-à-porter, ni de les mettre en avant « car ils priorisent avant tout le business », témoigne Maxie. « L’image renvoyée par la mode américaine est complètement différente de celle de la France ou de l’Italie. Mais s’habiller lorsqu’on a des formes ne devrait pas être une punition et ils l’ont bien compris. » 

Plus Size ou non, le mannequinat est ultra compétitif 

Pour contrecarrer les idées reçues qui allient obésité à mauvaise santé et donc mauvais exemple prôné sur les podiums, Lange affirme que de « de la même manière qu’on demande aux mannequins minces d’être en bonne santé et que l’on surveille les cas d’anorexie, l’obésité est également surveillée chez les mannequins plus size et on les encourage à adopter un mode de vie sain et faire du sport pour que leurs corps et l’image qu’elle renvoie avec celui-ci soit le reflet d’un corps sain peu importe les rondeurs, un corps qu’elles assument et qu’elle remercie ».

Pour les mannequins de taille medium ou aussi appelées mid-size comme Eve, le débat ne semble même pas ouvert tant elles sont oubliées par le secteur. « Il y a un grand écart entre les mannequins skinny et les curvy en défilé, souvent on passe d’un 32/34 à un 46/48 et quand on fait un 40/42 il y a pratiquement pas de tenues pour nous »

Maxie a défilé pour la marque Ester Manas à la Fashion Week de Paris, marque connue et reconnue pour son inclusivité Crédit photo : Ester Manas

Et face aux difficultés de devenir un mannequin plus size, s’ajoute, le stéréotype du mannequin idéal : une image préconçue et façonnée dans les esprits depuis le plus jeune âge témoigne la bookeuse. « Dès l’enfance, on nourrit cette idée que pour être mannequin, il faut être mince et grande. Je ne suis pas sûre qu’une femme avec des formes reçoive les mêmes commentaires. C’est difficile pour elles d’affronter les regards des agences qui vont les renvoyer directement à leurs complexes. Elles se demandent souvent si elles sont légitimes de se présenter. ».

Eve qui est passée de 88 kilos à 65 kilos témoigne de la déshumanisation du secteur. « En arrivant à Londres après avoir signé en agence j’ai commencé à perdre du poids, je marchais beaucoup dans la capitale sans forcement avoir le temps de manger, je change également de pilule au même moment donc je fais moins de rétention d’eau. Je perds 5/8kg naturellement. Et c’est à ce moment là que les agences ce sont mises à “paniquer” car je ne rentrais plus dans une case. Un jour je suis arrivée à l’agence on m’a dit mais ’t’es trop skinny pour être curvy’. Je ne comprenais plus rien, j’étais trop grosse mais pas assez grosse ? ». Un constat qui l’amènera jusqu’à écrire dans sa bio Instagram :“the too curvy, but not curvy enough model” (la modèle trop curvy mais pas assez curvy, ndlr).

Pour Maxie « la minceur reste une norme importante » dans le secteur de la mode, peu importe le discours marketing inclusif ambiant. « Je trouve cela dommage qu’on nous considère comme un quota et non une réelle valeur ajoutée. L’année 2022 était par exemple bien plus inclusive et surprenante. Nous pensions que c’était le début d’une nouvelle ère, mais c’était plutôt le début d’une désillusion. C’est comme si on essayait de nous faire passer le message que les beaux jours sont terminés. Il suffit de lire l’article écrit par Vogue Business (N.D.L.R […] 95,6 % ont été présentées par des mannequins de tailles comprises entre 32 et 36.) On nage à contre-courant de la réalité lorsqu’on sait que la taille moyenne de la femme est un 40/42. » 

Seuls trois défilés du calendrier officiel de la dernière Fashion Week féminine de Paris ont présenté des modèles Plus Size Crédit photo : Vogue Business

Alors que la nouvelle génération de créateurs tente de s’affranchir des diktats de la mode, du côté des marques de luxe établies, c’est un autre son de cloche : « J’aimerais qu’un créateur de mode puisse donner son point de vue pour expliquer pourquoi c’est difficile de confectionner des vêtements dans des tailles différentes, car il est aux premières loges de la création des vêtements. Il faut être capable d’entendre une analyse de leur part, cela enlèverait aussi des idées préconstruites sur l’industrie. En présentant une analyse qui sera juste et honnête en termes de business et de positionnement, cela pourrait réconforter les mannequins grande taille », confie Mélanie Lange avant d’ajouter : « je pense qu’il faut laisser le temps en interne de rendre les choses possibles. On doit accueillir l’effort du changement et l’envie d’ouvrir un marché au plus size. Pour ce faire, il faut laisser du temps pour rendre possible cette diversité. Je pense d’ailleurs qu’on devrait équilibrer le calendrier de la Fashion Week avec à la fois des marques qui font du plus size et celles qui essayent de le faire. Il y aurait moins de frustration. Dans le cas de Maxie, si cela ne fonctionne pas, ce ne sera pas parce qu’elle est plus size. Il ne faut pas oublier que c’est un métier aléatoire et un marché en pleine expansion. Je suis convaincue qu’une plus size a autant sa place qu’un mannequin filiforme. »

1 mars 2024

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