La chanteuse de « No Stress » se voit fréquemment coller cet adjectif subjectif. Nous avons donc cherché à comprendre : qui définit ce qui est « vulgaire » ? Spoiler : souvent, les réponses se trouvent à l’intersection du racisme et de la misogynoire.

“C’est quoi être vulgaire ?”. Cette question, on se l’est posées entre nous, après la publication sur nos réseaux sociaux d’un spot publicitaire Lancôme mettant en scène Aya Nakamura, Julia Roberts, Ni Ni et Isabella Rossellini à bord d’un train. Très vite, sous notre post, les commentaires pointant du doigt la prétendue “vulgarité” d’Aya Nakamura se multiplient, l’opposant souvent à la très “chic” Julia Roberts. Alors on s’est tournées vers une spécialiste pour nous éclairer sur la définition de la vulgarité. Journaliste et autrice, Jennifer Padjemi a récemment été invitée par Valérie Rey-Robert, aux côtés de Daria Marx, Marie de Brauer, Lexie Agrestie et Taous Merakchi, à étudier tout ce qui gravite autour de la notion de vulgarité dans l’ouvrage “Vulgaire, qui décide ?”, publié aux éditions Les Insolentes, en 2024.
Aya, plus vulgaire que Julia, Bella ou Emma ?
“Il y a la définition qu’on connaît tous, qui associe la vulgarité à un manque de délicatesse ou d’élégance, amorce notre interlocutrice, Mais en réalité, on comprend vite que la vulgarité n’a pas de définition arrêtée. Déjà, parce qu’elle peut évoluer selon l’époque, le contexte. Et surtout, elle est intrinsèquement liée à l’opposition qu’on en fait, à ce à quoi on la compare. Donc une personne pourra être vulgaire pour une autre selon où elle se situe, socialement, racialement ou géographiquement, mais pourra totalement entrer dans des codes esthétiques respectables et respectés dans un autre environnement.”

Crédit photo : Tiziano Raw – Diggzy
Le contexte ici, c’est Lancôme, une marque de luxe, dont le nom fait fusionner le château de Lancosme, situé dans l’Indre, et la place Vendôme, et dont la rose, symbole de l’élégance, est devenue le symbole. Ici, les règles sont strictes. Un pas de côté, et on atterrit dans la case “vulgaire”, tant redoutée par les Cristina Cordula de ce monde. “L’esthétique d’une personne comme Aya Nakamura, qui est une esthétique prisée par plein de personnes et dans laquelle beaucoup se reconnaissent – qu’elles soient noires ou pas -, vient en rupture avec l’image associée à cette marque, souligne Jennifer Padjemi, Cette image a longtemps été celle de Julia Roberts, qui incarne une beauté qu’on pourrait qualifier de « naturelle » et une féminité qui est plus acceptée, largement diffusée dans les médias traditionnels. Mais ça ne veut pas dire que l’une est meilleure que l’autre. Pour les gens qui ont à l’esprit une forme d’attachement à l’histoire d’une marque, une certaine idée de l’élégance, presque une forme de conservatisme, avoir une personne comme Aya Nakamura comme égérie, ça ne correspond pas. Mais il faut du renouvellement, et ce renouvellement parfois peut prendre aussi du temps à être intégré auprès d’un public parfois vieillissant ou d’un public plus traditionaliste, qui a du mal avec la nouveauté.”
Si Aya Nakamura a rejoint l’écurie Lancôme en 2023, depuis, d’autres nouvelles ambassadrices ont été associées à la marque, à l’image d’Olivia Rodrigo ou Emma Chamberlain. Pourtant, aucune n’a subi les foudres qui se sont abattues sur l’interprète de “Baddies”. La nouveauté serait-elle vraiment la seule cause de cet acharnement ? “On ne peut pas nier – et cela fait entièrement partie de l’équation -, qu’ici, Aya Nakamura est victime de racisme de la part de personnes qui ne veulent pas voir des personnes non-blanches, et encore moins des femmes noires à la peau foncée, embrasser ces codes esthétiques. Il y a de la misogynoir envers Aya Nakamura : la vulgarité qu’on va associer à sa personne est clairement liée à sa couleur de peau et à ce qu’elle représente, mais parfois de manière inconsciente. Parce que c’est aussi comme ça que la société voit les femmes noires : être une femme noire, c’est, dans l’esprit de beaucoup de gens, être vulgaire par essence.”
Parce qu’en dehors d’une norme valorisée par les médias. Dans l’imaginaire collectif blanc, la femme noire “serait imposante, bruyante et vulgaire”, comme le rappelle Farah Jasmine Griffin, professeur d’anglais et de littérature comparée ainsi que d’études afro-américaines à l’université de Columbia, dans un article de Public Books relayé par Libération. Pour Jennifer Padjemi, le moyen d’échapper à ces stéréotypes serait de se rapprocher le plus possible de la blanchité : “Plus on a les cheveux lisses, plus on est minces, plus on embrasse des codes qui sont associés – et souvent de manière fausse -, aux personnes blanches et plus on va être acceptées.” Est-ce pour cela que Zendaya, également égérie Lancôme, n’a pas suscité les mêmes réactions du public ?
Prendre le moins de place possible
Aussi régulièrement taxée de “vulgaire”, la chanteuse Théodora s’est récemment confiée sur son poids dans le podcast de Léna Situations, “Couch” : “Je suis très à l’aise avec le fait de mettre un taille basse et un crop-top, alors que je trouve que mon ventre est gros en ce moment. Et au-delà d’être à l’aise, j’ai l’impression que lorsque je le fais, je me bats contre quelque chose”. L’interprète de “KONGOLESE SOUS BBL” ne croit pas si bien dire. Pour l’autrice de “Vulgaire, qui décide ?”, “la question du poids joue énormément dans l’équation”. Elle poursuit : “La vulgarité concerne toutes les personnes qui ne rentrent pas dans une norme établie, qui prend souvent la forme d’un quatuor : la minceur, la blancheur, le lissage et la richesse. Dès que l’on s’écarte de ces codes, on est soit considéré comme pas assez, soit comme trop. Et donc, vulgaire.”
Car, alors que l’on a reproché à Théodora ses tenues (notamment sa dernière, portée lors de la soirée GQ où elle a été distinguée en tant que “femme de l’année”), n’est-ce finalement pas le corps, plus que les robes, qui pose problème ? Combien de fois a-t-on célébré Bella Hadid comme icône du “chic” ou du “sexy” alors qu’elle posait dans des robes transparentes ou particulièrement échancrées ? Combien de fois a-t-on vu sur Pinterest des photos de filles minces et blanches portant des tailles basses avec des hauts courts, incarnant le summum de la tendance ? “Les personnes qui ne sont pas minces n’auraient pas le droit de porter des choses qui ne sont à priori pas faites pour elles, résume Jennifer Padjemi, Le corps “gros” (ou du moins “non mince”), prend déjà trop de place, et n’est pas discret, comme on voudrait que soit celui d’une femme. La minceur, à l’inverse, est perçue comme quelque chose de délicat et d’élégant, parce que cela ne prend pas trop de place. Et une femme, dans la société, ne doit pas être trop visible.”
Les règles du jeu se durcissent pour les femmes : couleur de peau, poids mais aussi âge, classe sociale ou attitude globale suffirait à ne pas être une “femme comme il faut”, celle pour qui le vêtement est toujours fabriqué. “Ne pas être mince suffit à associer certains vêtements à la vulgarité, parce que ce sont des vêtements qui ont été pensés pour des corps minces. Mais aussi pour des corps jeunes, précise la journaliste, Dire à quelqu’un qu’elle est vulgaire, c’est, d’une certaine manière, la remettre à la place où elle est censé être et lui rappeler que « non, tu n’as pas le droit de t’asseoire à notre table ». C’est lui rappeler ses origines, son corps, son milieu social. C’est ça que l’on trouve vulgaire.” La vulgarité, serait-ce donc simplement une manière de discriminer, sans en avoir l’air ?
comment c’est trop chiant d’avoir une grosse poitrine l’été toutes les robes ou top que je met on a l’impression que ça fait vulgaire, j’ai l’impression que ça gâche toute la tenue ALORS QUE PAS DU TOUT
— max (@moonsgfg) May 2, 2025
Le léopard oui, mais pas pour tous
La preuve avec un imprimé clivant : le léopard. Sur certaines, il fait cagole. Sur d’autres, c’est le summum du chic. Comme dirait le livre, “qui décide ?”. Pour Jennifer Padjemi, le motif félin est l’exemple parfois de ce double-standard discriminant : “Ce qui est considéré comme vulgaire à un moment va d’un coup devenir populaire une fois que c’est embrassé par une population majoritaire. Ainsi, on va trouver le léopard vulgaire sur une femme noire tandis que, quand une marque comme Rouje va le commercialiser, et le mettre en scène sur une personne mince, citadine et blanche, on ne va pas du tout associer ça à la vulgarité. » Et les exemples sont nombreux. Les longs ongles pointus et décorés sur des femmes noires ou de plus de 30 ans ? Vulgaire. Sur les réseaux sociaux des jeunes filles blanches ? Branché. Les tatouages sur des filles de quartiers populaires ? Vulgaire. Sur des influenceuses du Marais ? Branché. Les cheveux rouges, la lingerie portée comme un vêtement, les pantalons en cuir, les faux-cils… la liste est longue. “Le souci, c’est qu’on associe l’élégance à un groupe de personnes, alors que ça devrait plutôt être mis en lien avec une prestance, un goût affirmé. Ça ne peut pas être un vecteur d’essentialisation,” pointe du doigt l’autrice.
Le problème, c’est que cette opposition ne concerne pas que les vêtements, mais aussi les corps. Si on a le choix de s’habiller d’une certaine manière un jour et d’une autre le lendemain, tout le monde ne peut pas changer sa couleur de peau ou la forme de ses hanches au gré des modes. “On ne choisit pas d’être noir le lundi et de ne pas l’être le mercredi, résume Jennifer Padjemi, Par contre, on peut choisir de jouer avec des codes. Parfois de mettre une perruque, parfois non, parfois d’être sexy, parfois non. Et le problème, c’est qu’on a tendance à se figer dans ces notions. Pourquoi, pour les femmes noires, c’est impossible de sortir avec les cheveux pas coiffés ? Ou de ne pas être maquillée, sans se faire insulter ou que l’on nous dise que quelque chose ne va pas ?” .
Là où, une Charlotte Gainsbourg va être saluée pour son naturel, la femme racisée, en surpoids, ou issue de quartiers populaires sera elle, négligée. Mais lorsqu’elle s’apprête, selon ses codes, elle sera vulgaire, là où une Ariana Grande sera au top de la tendance. “A un moment, c’était cool d’avoir des grosses lèvres, c’était cool d’être une bad bitch. Mais à partir du moment où ça n’a plus rapporté de like ni d’argent, il a été possible pour certaines de changer d’avis et revenir à une forme « originelle », plus proches des normes majoritaires ». Quand d’autres ne peuvent pas. Car si la mode va et vient, la norme elle, résiste. « Ce retour du conservatisme passe aussi par là, par quelque chose de plus lisse, de plus belge, de plus conventionnel. Parce qu’on va revenir à des choses qui, de toute façon, fonctionneront toujours, même quand les tendances changent, même quand les tendances évoluent ». Alors finalement, la vulgarité, ne serait-ce pas une histoire de naissance ? Quand certaines sont condamnées à l’être, d’autres seraient tendances. Alors soyons vulgaires, et assumées. De toute façon, on dérangera toujours.
26 novembre 2025