Une question que vous nous avez souvent posée et qui tient plusieurs réponses.
Alors que le procès du chanteur américain R.Kelly a débuté, vous avez été nombreux à nous poser la même question : pourquoi n’a t-il lieu que maintenant alors qu’il est accusé pour des faits allant de 1994 à 2018 ? Plusieurs raisons viennent s’entrechoquer et nous allons tenter de vous les détailler, pour comprendre comment depuis plus de 25 ans, R.Kelly a abusé de plusieurs jeunes femmes mineures. Comment, alors que l’industrie était au courant, il a continué a perpétuer la même méthode, trouvant certaines de ses victimes même, jusque devant des lycées. Comment, alors que le journaliste Jim DeRogatis du Chicago Sun-Times a commencé à révéler des affaires en 2008, R.Kelly a d’abord été acquitté, jusqu’à réussir à créer un personnage de dieu du sexe et de la séduction le propulsant en top des charts.
1 – Protégé par ses équipes
Comme le révèle ce procès, R.Kelly a pu compter sur l’aide de certains membres de son équipe pour l’aider à répéter ses comportements. Son manager de tournée de 1984 à 1996, Demetrius Smith, en a été le premier témoin. Dans le documentaire “Surviving R.Kelly” sorti en 2019, il avouait que son artiste avait un penchant pour les jeunes filles. “Les filles plus jeunes étaient celles qu’il pouvait contrôler”, avait-il confié. “Les femmes plus âgées… il ne pouvaient pas les contrôler (…) Il peut manipuler… Maintenant, il peut manipuler… Il a appris à le faire. Il a appris à être un manipulateur”. Lors de la première semaine du procès il a indiqué avoir aidé Kelly à se procurer une fausse carte d’identité, pour mentir sur l’âge de la chanteuse Aaliyah âgée de 15 ans à l’époque (contre 27 ans pour Kelly). La raison ? Au courant d’une potentielle grossesse de cette dernière, R.Kelly aurait cherché à rendre légitime leur relation par le biais d’un mariage organisé en express, élevant ainsi l’âge de sa petite amie à 18 ans, autrement dit la majorité légale. “R. Kelly a dit : ‘Aaliyah, mec. Elle pense qu’elle est enceinte”, a déclaré Smith. “Ce fut un choc”.
Difficile donc d’entendre la défense adoptée par R.Kelly qui affirme avoir été leurré par ses accusatrices. Si certaines ont bien menti sur leur âge, son entourage était au courant de la non-majorité de certaines. C’est le cas pour Aaliyah. Lorsque la juge demandera à Demetrius Smith la nature de la relation entre R.Kelly et Aaliyah qui travaillaient ensemble sur plusieurs projets musicaux, il finira par avouer : “Ils étaient plus que des amis depuis le tout début”. Mais par peur de ne “pas rester dans le cercle” de R.Kelly, le manager viendra en aide au chanteur pour l’aider à échafauder ce faux mariage, le protégeant ainsi d’être accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec une mineure. Un stratagème qui n’aurait pas pu avoir lieu sans avoir réussi à soudoyer un agent de l’Illinois, qui contre 100 dollars, falsifiera la carte d’identité d’Aaliyah, lui permettant ainsi d’être majeure en apparence. 500 autres dollars réussiront également à séduire un “Clerk”, autrement dit une personne habilitée à délivrer une autorisation de mariage.
2 – Le silence des victimes acheté
R.Kelly avait déjà été relaxé pour pornographie enfantine à Chicago en 2008, pour des faits remontants à 2002. Une vidéo montrant le chanteur en plein ébats sexuels avec une mineure avait été envoyée au journaliste Jim DeRogatis du Chicago Sun-Times, alors qu’il enquêtait déjà sur le chanteur. Si le juge admettra qu’on reconnaît bien R.Kelly sur l’enregistrement, il expliquera que faute de témoignage on ne pouvait définir l’âge de la victime. Pas de plainte, pas de crime. Il sera acquitté. On soupçonne alors le clan R.Kelly d’avoir acheté le silence de sa victime.
Elles seraient environ une douzaine selon Jim DeRogatis à avoir accepté un accord financier pour se taire. C’est le cas de Jerhonda Pace, première victime à avoir témoigné dans le procès en cours du chanteur. Si elle a bien reçu des versements de la part de R.Kelly elle finira finalement par briser le silence, préférant rompre les termes de son accord pour dénoncer son calvaire, elle qui croisa la route de l’artiste alors qu’elle n’avait que 16 ans à l’été 1999. À chaque nouvelle victime, l’argument de l’acquittement de R.Kelly en 2008 resurgira. Ses avocats intimideront les victimes en leur assurant que leurs plaintes finiraient classées comme en 2008, les invitant ainsi à négocier un deal.
Ce fut le cas pour Aaliyah. Toujours selon le journaliste Jim DeRogatis, la jeune femme et sa famille auraient reçu 100 dollars pour mettre l’affaire sous le tapis. En échange de cette enveloppe ils auraient accepté de n’engager aucune poursuite à l’encontre de son producteur de l’époque pour “détresse émotionnelle” ou “blessure physique”, comme le détaille un article de France Info en 2018.
3 – L’effet #MeToo
L’affaire Weinstein aura largement participé à libérer la parole des victimes dans l’industrie de l’entertainement. Une onde de choc qui aura permis à certaines victimes de réaliser l’emprise psychologique mise en place par le chanteur qui ira jusqu’à forcer certaines de ses victimes à uriner dans des pots de chambre. Une enquête de Buzzfeed sortie en 2017 et écrite par le fameux Jim DeRogatis permettra également de faire passer le dossier R.Kelly d’un simple tabloïd à une véritable affaire d’abus sexuels. Les prémices également du mouvement Black Lives Matter auront permis de donner du crédit à la femme noire.
4 – La solidarité noire
Comme le révèle le documentaire “Surviving R.Kelly”, c’est aussi parce que le chanteur ne s’attaquait qu’à des femmes noires ou métisses, qu’elles n’étaient pas toujours considérées comme victimes. L’hypersexualisation de la femme noire dans les clips, et la présence des video-vixen, autrement dit des danseuses dénudées dans les clips, auront largement servi le mythe de la groupie accrochée à son chanteur. En novembre 2013, l’activiste afro-américaine Mikki Kendall créera le hashtag #FastTailedGirls pour discuter de la sexualisation prématurée des filles noires et de la façon dont elles sont punies et blamées plutôt que de tenir les hommes et les garçons noirs responsables de leurs actes. “Même lorsqu’elles réalisent que quelque chose ne va pas, les femmes et les filles noires sont continuellement contraintes de garder la bouche fermée pour protéger les hommes noirs qui commettent des violences, sexuelles ou autres, contre elles en raison d’une définition déformée de la solidarité raciale”, écrit la journaliste Soraya Nadia McDonald en 2017, dans un papier se questionnant déjà sur l’importance donnée aux témoignages des victimes de R.Kelly.
5 – L’onde de choc du documentaire “Surviving R.Kelly” en 2019
Sur la chaine Lifetime, le documentaire de 6 épisodes a donné la parole à une dizaine de victimes, pour la première fois face caméra. Cette humanisation de celles qui faisaient même l’objet de blagues de la part d’humoristes américains, tant R.Kelly semblait un véritable symbole d’une certaine pop-culture dévergondée, a cumulé 1,1 millions de téléspectateurs le soir de sa diffusion. Une portée à l’écran jusqu’alors de fantômes, d’anonymes qui a fait changé l’avis de l’opinion publique sur le chanteur en quelques instants. Mais pourquoi les multiples parutions et enquêtes des journaux n’ont-elles pas réussi avant 2019 à faire entendre leurs voix ? “L’histoire américaine n’est pas de l’histoire tant qu’il n’y a pas de film à ce sujet”, explique Dream Hampton, productrice exécutive du documentaire, à NPR. “J’ai produit Surviving R. Kelly pour des gens qui n’ont probablement pas lu au-delà des gros titres. C’est ce que je pensais pouvoir y apporter. Il y a quelque chose de visuel quand quelqu’un déballe son histoire”, ajoute t-elle. Dans un pays où l’entertainement semble produire ses plus gros monstres, il est aussi le meilleur moyen de les dénoncer. Tôt ou tard. Jamais trop tard.
R.Kelly risque entre 10 ans et la prison à la vie.
23 août 2021
