Deux journalistes françaises ont mené l’enquête et publie le livre « Génération Bistouri ». Elles nous racontent ce qui les a le plus choqué durant leurs investigations.
Depuis 2019, et pour la première fois, les Français âgés de 18-34 ans ont plus recours à des actes de chirurgie esthétique que les personnes âgées de 50-60 ans. Voici une statistique qui a en partie poussé les journalistes Ariane Riou et Elsa Mari du Parisien à mener l’enquête autour de ce boom du scalpel. Dans un livre publié à la mi-février et intitulé « Génération Bistouri » elles divulguent les résultats de leusr travaux d’investigation menés pendant un an autour des dérives de la chirurgie esthétique. Au travers de leurs pages elles dénoncent les pratiques commerciales illégales, largement relayées via les réseaux sociaux qui attirent de jeunes femmes et hommes, de tous milieux sociaux cofondus. Rencontre.
ANCRÉ : Qu’est-ce qui vous a donné envie de mener cette enquête sur la chirurgie esthétique ?
Elsa Mari, journaliste et co-auteure de « Génération Bistouri » : Il y a cinq ans environ, on s’est aperçu que les candidats de télé-réalité commençaient à se métamorphoser. Au fil des émissions, ils apparaissaient le nez refait, la bouche gonflée et la poitrine bombée. Peu à peu, ils se sont mis à gommer leur différence, à se ressembler en suivant la norme de beauté popularisée par la star américaine Kim Kardashian : un corps en sablier avec une poitrine et des fesses volumineuses. Sur leurs réseaux sociaux, ces candidats de télé-réalité faisaient aussi la promotion de la chirurgie esthétique, en se filmant dans un cabinet, l’aiguille sur les lèvres, en recommandant leur médecin aux millions de jeunes qui les suivaient. Ça nous a scandalisées ! À l’époque, personne n’en parlait. Puis l’année 2019 a marqué un tournant. Pour la première fois en France, les chiffres montraient que les 18-34 ans faisaient plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans, comme on l’a révélé à la Une de notre journal, Le Parisien. On s’est dit : qu’est-ce qui est en train de se passer ? Comment est-ce possible ? On avait déjà écrit de nombreux articles mais on se devait d’aller plus loin et d’enquêter pendant un an pour comprendre ce phénomène et remonter la chaîne des responsabilités.
Vous parlez d’une génération bistouri, comment la décrivez-vous ? Qui concerne-t-elle ?
EM : C’est une génération qui a grandi avec les réseaux sociaux. Qui passe des heures par jour à regarder les photos d’influenceuses, à scruter leurs clichés retouchés, à se comparer. Eux aussi ont pris l’habitude d’utiliser des filtres pour modifier leurs apparences, gommer une imperfection, affiner un nez, grossir des lèvres. Ces outils sont d’une grande perversité car ils projettent une image décevante de soi à moins de faire correspondre le virtuel et le réel en passant par la chirurgie (opérations) ou la médecine esthétique (injections). Ce qui relie cette génération bistouri, c’est leur téléphone, le fait qu’ils soient connectés. Sinon, on ne peut pas tirer de profil type. On a rencontré au cours de notre enquête une étudiante en lettres, une restauratrice, un comptable, un livreur, une fonctionnaire. Classes populaires ou aisés, tout le monde est concerné. C’est le signe d’une banalisation extrême.
« Un temps, Instagram a supprimé les filtres beauté qui donnent envie aux jeunes de se modifier avant de les réintégrer. »
Elsa Marie, journaliste et co-auteur du livre « Génération Bistouri »
Vous avez expliqué que la chirurgie esthétique « ce n’est plus une mode mais une affaire de santé mentale ». Qu’entendez-vous par cela ?
EM : J’entends par là que cette mode a des conséquences dramatiques sur la santé mentale des jeunes. On leur impose des normes de beauté inatteignables, ce qui les met en échec. Ils se comparent, se scrutent et trouvent alors que leur nez est trop gros, leur bouche trop fine. Certains en viennent à se détester. Le seul moyen pour se réconcilier avec eux-mêmes, c’est alors de pousser la porte d’un cabinet de chirurgie esthétique. Aujourd’hui, tout un système soit une partie des influenceurs, des médecins, des chirurgiens, des candidats de télé-réalité, les pousse à se modifier en leur faisant croire que le corps est une image et que la singularité, un défaut et leur apparence est haïssable. On les incite à devenir un « autre » au lieu de les aider à s’accepter et à s’aimer !
On pointe souvent du doigt les réseaux sociaux comme principaux fautifs dans la hausse des chirurgies esthétiques chez les 18-34 ans, est-ce que c’est ce que vous avez constaté dans votre enquête ?
EM : Oui, leur responsabilité est immense ! Depuis 2018, les propriétaires de ces réseaux sociaux savent parfaitement que les filtres ont un impact dévastateur. Cette année-là, trois dermatologues de l’université de Boston lancent l’alerte, inquiets de constater que des jeunes utilisateurs de Snapchat ou Instagram demandent en consultation à ressembler à leurs filtres, autrement dit à leur double numérique ! Qu’est-ce qu’a fait Meta depuis ? Pas grand-chose. Un temps, Instagram a supprimé les filtres beauté qui donnent envie aux jeunes de se modifier avant de les réintégrer ! Pire, les réseaux sociaux hébergent du contenu illégal : tous les comptes de fausses injectrices sont accessibles en un clic. Il s’agit de femmes, sans aucune qualification, qui proposent de gonfler des lèvres à prix cassés alors qu’elles n’en ont pas le droit. On a rencontré les policiers en charge de ces enquêtes qui nous racontent que lorsqu’ils demandent à Meta d’identifier un compte suspect, ils leur disent « on ne peut pas vous répondre ». Voilà comment ces usurpatrices continuent à exercer, à s’enrichir sur le dos des jeunes, au détriment de leur santé. A cause d’elles, certains se retrouvent défigurés à vie. Facebook serait plus fort que la justice, cette inertie est glaçante.
« Des chirurgiens voient débarquer dans leur cabinet des jeunes filles de 13 et 15 ans, qui à peine le nez formé, pensent tout de suite à le faire refaire s’il ne leur plaît pas »
Elsa Marie
Avez-vous remarqué si ces phénomènes sont plus accentués dans certains pays ? Comment se place la France ?
EM : Nous disposons malheureusement de très peu de chiffres, signe d’un intérêt limité pour ce sujet alors qu’il constitue un véritable problème de santé publique. Les dernières données datent de 2019. Cette année-là, 744 000 actes ont été réalisés, 320 000 en chirurgie, 423 000 en médecine, plaçant la France à la huitième place mondiale selon la société internationale de la discipline (Isaps). Les chirurgiens et médecins français que nous avons interrogés durant notre enquête sont unanimes : ils voient de plus en plus de jeunes dans leurs cabinets. Ce phénomène ne cesse de s’accentuer.
Quelles sont les opérations les plus pratiquées ?
EM : Au niveau mondial, les jeunes sont ceux qui font le plus de rhinoplasties, d’augmentations mammaires et de liposuccions. Des chirurgiens voient débarquer dans leur cabinet des jeunes filles de 13 et 15 ans, qui à peine le nez formé, pensent tout de suite à le faire refaire s’il ne leur plaît pas. Cela court-circuite le processus d’acceptation de soi, fragile à cet âge. Ces modifications ne sont pas sans risque, il faut pouvoir se reconnaître dans le miroir, s’accepter. On aimerait que les autorités de santé et les sociétés savantes se mettent autour de la table pour définir des règles. Doit-on opérer un jeune de 16 ans ? Il faut un cadre. Aujourd’hui, il y a trop de dérives et d’opérations par mode, ce qui est inacceptable.
Les stars issues de la télé-réalité n’hésitent plus à parler de leurs chirurgies sur les réseaux sociaux, en faisant même la promotion. Avez-vous pu en rencontrer certaines, et si oui sont-elles conscientes de leur force de persuasion ?
Ariane Riou, journaliste et co-auteure de « Génération Bistouri » : Nous avons rencontré deux influenceuses. Ce sont les seules qui ont accepté de nous répondre. Et elles sont tout à fait conscientes de leur influence. Elles nous ont même montré leurs statistiques : plus de 90 % de leur communauté ont moins de 34 ans. Certains abonnés leur demandent même des conseils, des noms de chirurgiens. Elles se défendent en mettant en avant leur mode de vie, leur façon de chroniquer leur quotidien sur leurs réseaux sociaux. Elles racontent leurs passages chez leur chirurgien comme si elles allaient à la boulangerie. Ces influenceuses mentionnent rarement voire jamais les risques liés à une opération ou la période de convalescence.
« Les influenceurs ne sont pas médecins. Ils ne devraient même pas parler d’actes esthétiques. »
Ariane Riou, journaliste et co-auteure de « Génération Bistouri »
Est-ce que ce phénomène touche surtout les personnes qui regardent de la télé-réalité, où les candidates sont quasi toutes retouchées ou s’invite-t-il aussi chez d’autres publics ?
AR : La chirurgie esthétique n’a plus aucune frontière sociale. Avant, ces actes étaient plutôt réservés à une élite car les opérations coûtent chères : pose d’implants mammaires à environ 5000 euros, rhinoplastie à 4000 euros… Nous avons rencontré des jeunes qui pouvaient économiser pendant des mois, voire des années, pour se payer une opération. Certains sont même prêts à vendre leurs voitures ou leurs scooters. Le bistouri s’est popularisé depuis les années 90 avec le développement de la chirurgie low-cost à l’étranger, comme en Tunisie ou en Turquie. Depuis quelques années, les plus désargentés se tournent aussi vers des cabinets clandestins qu’ils trouvent sur les réseaux sociaux où la prestation coûte 150 euros. Tout un système est organisé pour que rien ne soit un obstacle. Pas même le prix.
Les placements de produits sur la chirurgie, que nous avons déjà observés sur les réseaux sociaux, sont-ils légaux et suffisamment encadrés ?
AR : C’est totalement illégal ! Même les chirurgiens qui postent des photos d’avant-après sur leurs comptes Instagram n’ont pas le droit de le faire. Ces posts sont faits pour donner envie. Or, la médecine n’est pas un commerce. Une proposition de loi sera votée en mars pour mieux encadrer le statut d’influenceur et leur interdire notamment la promotion des actes de chirurgie esthétique. C’est un bon début, mais il faut encore aller plus loin.
Qu’est-ce qui vous a le plus choqué au travers de votre travail d’enquête ?
AR : L’inaction des pouvoirs publics. Nous avons affaire à un véritable problème de santé publique et personne n’agit. Depuis 2017, certaines influenceuses font la promotion de la chirurgie esthétique sans être sanctionnées, ni bannies des réseaux sociaux. Les chirurgiens, qui font la publicité de leur activité, ne sont pas non plus épinglés.
Quelles sont, selon vous, les mesures de prévention qui peuvent être prises par les médias, les influenceurs et tout autre acteur du secteur ?
AR : Les influenceurs ne sont pas médecins. Ils ne devraient même pas parler d’actes esthétiques. Il faut que les médias continuent d’alerter sur le sujet. C’est tout l’objet de notre livre : on veut mettre les jeunes en garde et leur donner l’information dont ils manquent. Car on leur présente la chirurgie et la médecine esthétique comme quelque chose de facile, mais c’est faux. Il peut y avoir des complications. Il faut, par exemple, changer ses prothèses mammaires tous les 10 ans, être suivi tous les ans. C’est un suivi à vie, il faut que les jeunes générations en aient conscience. Il ne faut pas oublier que les corps qui se font opérer ne sont pas malades, libre à eux ensuite de faire leurs choix, mais ce choix doit être éclairé.
Quelles stars sont souvent citées comme modèles de corps, dans le monde et en France ?
AR : Le modèle de beauté qui revient régulièrement, c’est celui de la famille Kardashian. Il faut imaginer un sablier avec des fesses rebondies, une taille fine, une forte poitrine. Le visage aussi est codifié : des lèvres pulpeuses, un nez fin. Il y a Kim, la plus connue, mais aussi sa petite sœur, Kylie Jenner. Quand elle a assumé, pour la première fois en 2015, dans son émission de téléréalité, avoir eu recours à des injections dans le visage, elle a libéré la parole sur le sujet. Depuis, les starlettes françaises les ont toutes prises pour modèle. Nabilla, notamment, a toujours clamé sa volonté de ressembler à Kim Kardashian. Mais il faut bien se rendre compte que ces influenceuses sont suivies par des millions de jeunes sur les réseaux sociaux et qu’elles transmettent ces normes à toute une génération.
L’enquête « Génération Bistouri » publiée aux éditions JC Lattès est disponible depuis le 15 février 2023 en librairie et sur le net.
2 mars 2023