La mode a-t-elle un vrai problème avec l’écriture arabe ?

Si les signes chinois ont longtemps eu les faveurs des designers, pourquoi l’écriture arabe est-elle si peu représentée sur les vêtements ? Tentative de réponse avec deux créateurs.

Crédit photo : LoveClosely

Elle se lit de droite à gauche et les linguistes la considèrent comme un abjad, un système d’écriture qui ne contient aucune voyelle. Composée de 28 lettres elle ne comporte aucune majuscule comme c’est le cas dans l’alphabet latin. On dit de ses lettres que certaines peuvent être égoïstes car elles ne se relient pas aux autres, comme des accents qui se feraient la malle. Selon leur position elles ont des formes isolées ou une forme finale. Isolée. C’est bien le mot que l’on a envie de choisir pour décrire la place de l’écriture arabe dans le monde de la mode. Mais à l’ère où l’appropriation culturelle se mange à toutes les sauces, comment la grande oubliée de la fashion sphère peut-elle réussir à se faire une place sur le vêtement tout comme son confrère, l’alphabet chinois ? Tentative de réponse avec la franco-algérienne Lilia Yasmin, fondatrice du label Atlal, basé à Paris et de Taha Yousuf, créateur de la marque LoveClosely installé à Toronto.

ANCRÉ : Même si il n’était pas question d’écriture arabe, Rihanna a récemment été accusée d’avoir utilisé un verset du Coran dans la bande son de son défilé pour Fenty. Est-ce que ce type d’incident favorise la peur de la communauté mode au sujet du monde arabe ? 

Lilia Yasmin – Atlal : Ce genre d’incident peut intriguer le monde de la mode justement, pourquoi cela arrive alors qu’on prépare un show avec une équipe d’au moins 30 personnes ? Beaucoup utilisent des mots arabes sans en connaître la signification et seulement pour la beauté de la calligraphie en oubliant que ça peut être issus des textes sacrés. Avant le show il y a eu :  la recherche, la proposition de la musique, sa validation, le fitting, la répétition, etc.. Toutes ces étapes ont impliqué des personnes toutes différentes… À mon sens c’est clairement le manque de personne arabe dans les équipes mode qui fait que l’on se retrouve avec de grosses bêtises parfois… Comme celle de Rihanna.

Taha Yusuf – LoveClosely : Je ne pense vraiment pas que ses intentions étaient d’utiliser le Coran de cette manière. Je pense que nous aurions pu faire un meilleur travail en lui faisant part de nos préoccupations en tant que communauté.

En 1994 c’est Chanel avec Karl Lagerfeld qui avait suscité un tollé en utilisant des écritures du Coran sur le buste de plusieurs robes dont une présentée par la modèle Claudia Schiffer lors d’un défilé à Paris. Les trois robes ont finalement été brûlées. Karl Lagerfeld s’était fendu en excuses auprès du monde arabe. Plus que l’écriture arabe c’est surtout l’erreur d’avoir utilisé les versets d’un livre saint qui pose problème.  

LY : On ne s’intéresse pas du tout à la culture arabe dans la mode ni à sa profondeur et sa richesse. Tout ce qui compte c’est faire un truc qui n’a jamais été fait et se l’approprier. Je crois que Karl Lagerfeld avait dit qu’on lui avait présenté ça comme un poème d’amour. Je pense qu’ils n’ont pas dû pousser la recherche très loin… La beauté de la calligraphie a été la seule importance dans le processus créatif sans comprendre que les mots pouvaient avoir un sens et dans ce cas précis qu’ils étaient sacrés. Mais encore une fois, à qui se référer ?  Personne ne représente la culture arabe dans la mode (à cette époque), il y a très peu de grand designer arabe, à part bien sûr Azzedine Alaïa.

TY : Tout comme dans le christianisme où l’utilisation des versets de la Bible est maintenant communément acceptable, je pense qu’il viendra finalement un moment où la même chose pourrait être dite pour le Coran. En tant que communauté nous devons réaliser que tout le monde ne portera pas notre niveau d’acceptation et de compréhension du caractère sacré de notre foi. Au lieu de provoquer un tollé menant à la violence et à la confrontation, il existe un terrain d’entente où nous pouvons travailler avec les acteurs de la mode dans son ensemble, pour les aider à acquérir une perspective. Si nous ne parvenons pas à nous intégrer dans le monde de la mode de cette manière, cela nuira malheureusement à notre représentation à l’échelle mondiale.

« Gosha Rubchinskiy a écrit en russe et toute la hype parisienne a acheté ses vêtements, et pourtant personne ne parle le russe. » Lilia Yasmin.

Crédit photo : LoveClosely

Quelques marques ont déjà essayé d’introduire les lettres arabes, on pense notamment à Kenzo qui en 2013 signe plusieurs tee-shirts et pulls sur lesquels le nom de la marque est écrit en arabe sur la poitrine. Kenzo n’avait pas été taxé d’appropriation culturelle à l’époque, les origines asiatiques de son designer ont-elle joué un rôle ? 

LY : KENZO n’a pas été taxé d’appropriation culturelle car à cette époque les réseaux sociaux n’était pas là pour défendre ce genre de chose, à l’époque il n’y avait pas Diet Prada. Compte connu pour dénoncer les abus de la mode mais compte qui a aussi mis du temps à dénoncer l’inspiration du créateur Alexandre Vauthier qui, lors de sa collection AH20, a présenté un Karakou (tenue traditionnelle algéroise) sans mentionner l’héritage algérien. Il a fallu des milliers de commentaires sous la publication du créateur pour obtenir gain de cause. Alexandre Vauthier n’est pas le premier à utiliser des tenues issues du traditionnel algérien, il y a eu Yves Saint Laurent, Elie Saab et plein d’autres… À l’époque, il n’y avait pas la force des social média. Le monde arabe dans la mode est encore trop faible malheureusement et la revendication trop timide. 

TY : En tant que Person Of Colors lui-même, je suis sûr que ses origines ont joué un rôle. Je pense aussi qu’il s’agit simplement de trouver les bons moyens d’utiliser l’arabe dans la mode.

Crédit photo : Lyst

Peut-on se reposer sur cette explication seule ? La peur de l’appropriation culturelle ?

LY : La culture arabe est considérée comme une sous-culture et donc peu exploitable pour beaucoup. Marine Serre s’est faite accuser d’appropriation culturelle pour ses collections, car elle reprend beaucoup de symboles d’orient notamment la lune ou encore les symboles de l’Egypte antique, et également pour les combinaisons cagoule proche du burkini. C’est finalement très dur de trouver un juste-milieu, on met la lumière sur des créateurs qui s’approprient ces symboles, mais pas sur ceux à qui ils appartiennent (jeune designer) puis ensuite ils sont accusés d’appropriation culturelle, mais ça n’empêche pas les gens d’acheter les collections… L’équation est complexe.

TY : Le meilleur moyen est de s’associer à ceux de la culture et de faire preuve de diligence raisonnable pour s’assurer qu’ils prennent les bonnes décisions ! Beaucoup d’erreurs ont été commises par d’autres marques qui n’ont pas pris le temps d’être correctement informées sur les décisions liées à l’utilisation d’une écriture.

Alors comment bien faire les choses ? 

LY : Je pense qu’il est important de se donner de la force entre nous et de collaborer afin de montrer la créativité des designers du monde arabe. C’est en montrant l’écriture arabe au monde comme une écriture normale et comme les autres que l’on pourra avancer. Gosha Rubchinskiy a écrit en russe et toute la hype parisienne a acheté ses vêtements, et pourtant personne ne parle le russe. Ne pas se juger entre nous sans pour autant imposer ses idées et ses revendications, se réunir c’est ce qui me semble être la clé pour réussir à construire. Beaucoup veulent réussir dans leur coin et pour leur cause personnelle. Avec atlal j’essaie de faire ça uniquement pour la Culture. 

TY : Le meilleur moyen est de s’associer à ceux de la culture et de faire preuve de diligence raisonnable pour s’assurer qu’ils prennent les bonnes décisions ! Beaucoup d’erreurs ont été commises par d’autres marques qui n’ont pas pris le temps d’être correctement informées sur les décisions liées à l’utilisation d’une écriture.

Quelle est la différence entre l’utilisation de l’arabe par rapport à l’utilisation du japonais ou du mandarin (chinois) dans la mode selon vous ? Disons le clairement, la langue arabe est-elle victime d’une stigmatisation que l’on peut expliquer dans la stigmatisation de la religion musulmane ? Le musulman fait peur en Occident, la langue arabe n’est pas musulmane mais elle est dans l’imaginaire commun celle du musulman. 

LY : Le grand problème c’est que dans la tête de beaucoup l’arabe est lié à une religion : l’islam. La mode n’est pas qu’accessoire elle reflète également une société, et… le japonais dans la société gêne moins que l’arabe, en tout cas en France, c’est malheureusement le cas.  

TY : C’est exactement la réflexion que nous avons eu aux prémisses de notre marque. Malheureusement cette stigmatisation existe, notre langue et notre culture sont toujours associées à une connotation négative de l’islam selon les médias occidentaux. Nous espérons changer ce récit à travers notre marque et changer la conversation.

Le streetwear a été l’occasion de voir le retour du logo très voyant. Il s’est affiché partout, ça a également été le retour de l’écriture tout court. On l’a bien vu avec Virgil Abloh qui a apposé ses textes sur tous ses produits. L’année 2020 était celle de l’inscription. Et pourtant l’écriture arabe est toujours aux abonnés absents…

LY : C’est difficile d’intégrer une langue et une culture que l’on ne connaît pas. Virgil par exemple il s’inspire beaucoup de son histoire et de ses racines. Il a fait un beau shout-out à l’Afrique avec sa collection Winter 19 : le continent remplaçait le pied de poule sur le print, de même avec ses prints de dessins animés avec des personnages noirs, ses drapeaux et ses casting de show. C’est déjà un grand pas pour une grande maison de luxe ancestrale comme Vuitton. J’étais super fière de voir ça quand j’ai bossé aux collections homme de Virgil pour LV. Je pense que le vrai problème est qu’il n’y a pas de grand nom en designer arabe streetwear… pour le moment. C’est à nous justement de faire ce travail là et c’est ma mission aujourd’hui avec atlal, de démocratiser tout ça sans s’enfermer dans quoi que ce soit. 

Crédit photo : atlal

« Quand c’est de l’arabe on doit se poser la question « est-ce que ça va déranger ? » c’est pas juste. » Lilia Yasmin

À quoi ressemble la scène streetwear arabe ? Est-elle suffisamment développée pour justement remettre au centre de la mode l’écriture arabe ? Devrait-elle avoir cette responsabilité ? 

LY : On commence tout juste a révéler de jeunes talents. Pas vraiment en France mais beaucoup plus au Middle East où il y a pas mal de marques émergeantes. Pour ma part j’essaie de mettre l’écriture arabe en avant. Dans mes collections j’essaie au maximum de démocratiser la langue arabe, la broderie arabe est une part entière du vêtement, ce n’est pas un simple print collé pour faire joli mais une réelle recherche et un travail de réflexion. Je l’associe avec des mots à plusieurs sens qui représente mon label comme « Culture » ou « Roots ». Pour que beaucoup de gens s’y retrouve et que chacun se sente concerné à sa manière. Pourquoi on porte fièrement une casquette « BOSTON America  » alors qu’on n’a jamais été à Boston ? Trop de personne pense que lorsque l’on utilise de l’arabe en étant arabe, et qu’en plus on en porte, on est dans la démonstration à outrance de la culture. Les créations atlal visent à créer un univers teinté de minimalisme et de modernité tout en rendant hommage à ma culture.

TY : Il existe des marques arabes mais elles ont décidé de ne pas se concentrer sur l’utilisation de leur culture dans la mode. Je pense que chaque marque décidera dans quelle mesure et par quel moyen elle aspire à travailler à cette représentation et c’est bien ainsi. La scène arabe en est à ses balbutiements et ce n’est que le début de l’expérimentation créative sur la scène de la mode et du développement de notre présence.

Comment justement avec votre marque vous tentez de replacer la langue arabe sur la carte de la mode ? 

LY : Personnellement je ne me pose pas la question de la langue arabe. Ça fait partie de moi et de mon héritage ; atlal vise à partager la culture dans la mode, l’écriture en fait partie. Je trouve que les mots sont très importants, j’aime les utiliser quand ils sont courts et concis, je les traduis en arabe, car justement, j’ai eu la chance de travailler dans de grandes maisons de couture et je n’ai jamais vu la langue arabe dans des collections. Je pense qu’en tant que designer c’est mon rôle de transmettre cet héritage et de démocratiser la chose.

TY : Comme nous sommes les premiers à présenter explicitement notre culture aux masses nous attendons avec impatience le défi d’être les premiers à simplifier l’approche autour de cette culture. Similaire à la façon dont la culture japonaise a pris le dessus sur le streetwear; avec l’essor du monde créatif en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et au Pakistan, notre art va finir par percer l’opercule de la mode. 

Vous a-t-on dissuadé d’utiliser l’arabe ? Si oui, qui et pourquoi ? 

LY : Oui plusieurs fois… Au début, les gens étaient sceptiques car ce n’est pas ce qu’on est habitué à voir, ils ont peur du jugement, des questions et d’être stigmatisé. Et la peur de l’association de l’arabe à la religion alors que ça n’a rien à voir. Une fois j’ai passé un sweat à une copine qui le trouvait beau et elle m’a dit « j’adore vraiment le design, mais je pourrais le porter que le week-end, car la semaine, j’ai cours, et c’est écrit en arabe dessus, les gens à l’école n’aiment pas trop… ». C’est en cela que je te dis que c’est le reflet de la société. Les gens ont peur … Je trouve ça fou… Pour moi c’est une langue comme une autre, dans la mode on a du russe, du japonais, du chinois, mais non, quand c’est de l’arabe on doit se poser la question « est-ce que ça va déranger ? » c’est pas juste. C’est en ça que notre travail devient important. 

TY : En cachette, nous avons l’impression que certaines portes nous ont été fermées dans l’industrie de la mode car nous ne correspondons pas à une certaine norme traditionnelle. Cependant l’amour que notre communauté nous a donné nous a permis et encouragé à continuer. Chaque fois que vous faites quelque chose de différent, il y a toujours opposition et oppression. 

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