Lors de la cérémonie des Flammes, de nombreux artistes ont fait le choix, ou parfois n’ont pas eu le choix que de porter des tenues confectionnées sur mesure par des créateurs débutants.
Ribambelle de rappeurs en front row du défilé Jacquemus, Koba LaD se pavane sur le catwalk de Casablanca et Aya Nakamura est habillée en Balmain au Met Gala : le luxe et la musique urbaine n’ont jamais été, semble t-il, aussi proches. Et pourtant, force est de constater que les maisons de luxe boudent toujours l’urbain. Il suffit de regarder le tapis rouge des Flammes, première cérémonie en France qui vise à célébrer les musiques urbaines, pour constater que peu d’artistes sont habillés par les géants de la mode. Par choix parfois, mais aussi par défaut. La musique urbaine fait vendre, elle est devenue mainstream, mais ceux qui la font sont toujours très peu considérés par l’élite. Un casse tête pour les stylistes qui sont souvent obligés de faire comprendre aux artistes que pour porter du Kenzo il va falloir mettre la main au porte-monnaie. Autrement dit s’acheter la tenue, à défaut de se la faire prêter directement par la maison de mode.
La nouvelle génération musicale semble avoir trouvé la parade et s’éprend d’une mode plus niche, faisant de plus en plus appel à de jeunes créateurs. Ce 25 avril, à la cérémonie des Flammes, Carla Burguet a habillé Nayra avec sa marque Enyo, Rachel Mayunga a confectionné un golden outfit pour Lafleyne et Dgena Mouclier a sublimé Le Juiice d’une fourrure upcyclée. À l’aide de ces trois designers couturières, on a tenté de mieux comprendre la coalition naissante entre nouveaux artistes et jeunes créateurs de mode.
Qui se ressemble s’assemble
«Fuck l’industrie, longue vie à l’art», c’est le message que portait l’artiste Nayra sur son dos lors du tapis rouge des Flammes. Un message qui parle à Carla Burguet, créatrice de la marque Enyo qui a habillé la rappeuse pour l’occasion. «C’était une opportunité pour moi de montrer ce que je sais faire, à travers une artiste que j’admire et qui véhicule les mêmes valeurs que moi. J’ai peaufiné la tenue pour que quand elle arrive, on comprenne qu’elle vient pour montrer qui elle est et ce qu’elle vaut.». Pour ce faire, la styliste a élaboré une longue robe noire décorée de plusieurs bijoux et laissant visible son dos en guise de toile. «Ce message, il était important pour nous. Et je voulais aussi transmettre mes valeurs à travers le vêtement en terme d’éthique. J’ai donc voulu utiliser des fins de rouleaux pour la robe. Et ornementer tout ça par des bijoux de la Nord-Afrique. On voulait quelque chose qui nous ressemble et qui nous rassemble : qui se rapproche de mes valeurs et de ses origines.». Travailler avec des jeunes créateurs, c’est l’occasion pour les artistes de faire perdurer les valeurs qu’ils transmettent au delà de la musique. Une liberté qui serait sûrement plus restreinte dans le cadre d’une collaboration avec une grande maison.
Au-delà des valeurs, c’est surtout la passion qui lie les jeunes créateurs et les nouveaux artistes. C’est ce qu’estime Rachel Mayunga, designer couturière qui tient sa marque éponyme depuis 2021. Après avoir travaillé avec Lafleyne pour la cover de son EP « Gold digger », elle a eu l’occasion de l’habiller à nouveau pour son premier red carpet. Au total, la jeune créatrice aura passé 35 heures à confectionner à la main une tenue complète en dentelle perlée : une bralette accompagnée d’une jupe taille droite près du corps. Un processus minutieux qui ne peut être accompli qu’avec la passion. «Je trouve ça beau que [les artistes] donnent de la force à des personnes qui, tout comme eux, sont passionnés. C’est pour ça que c’est important de créer ce nouveau concept de pouvoir accéder au luxe, en faisant confiance à quelqu’un qui se bat comme eux».
En somme, c’est l’esprit «starting from the bottom » qui rassemble. Jeunes artistes et petits créateurs sont tous des rookies qui tentent de se créer une place dans l’industrie. Un état d’esprit que Carla Burguet valide également : «On est tous partis de pas grand chose et on va s’aider à grimper ensemble. Il y a cette force mutuelle qu’on a envie de se donner».
Une alchimie créative
Une chose est sûre, les looks portés par les artistes sont le résultat d’un travail d’équipe. Dgena Mouclier est fashion designer. Elle qualifie sa marque de voyage interculturel urbain. Pour la tenue de Le Juiice, elle a dû réaliser cinq à six croquis, et collaborer avec la rappeuse, du patronage aux nombreux essayages. «Pour créer pour un artiste, il faut avoir une connexion et une compréhension de ce qu’il est, de ce qu’il veut, de son univers et de mon univers. C’est de l’alchimie, ce sont des relations humaines.», explique-t-elle. Chaque étape est une collaboration.
Habiller une rappeuse en France n’a rien d’anodin. Mouclier affirme : «Le Juiice c’est un personnage fort, qui a un caractère. Elle n’est pas juste jolie ou sexy, c’est une boss, elle impose quelque chose.». Il était important pour la créatrice de confectionner une tenue en fonction du personnage. «On a fait une robe sexy, courte, en dentelle, pour le côté gala et tapis rouge. Mais aussi une grosse fourrure qui, moi, me rappelle American Gangster et Denzel Washington. C’est l’image du patron à l’ancienne. Un manteau impose, ça fait de l’effet.», ajoute t-elle. Une dégaine mob wife qui colle bien à ce que renvoie Le Juiice. Un cocktail entre les références de la designer, et l’image de l’artiste.
Pour qu’une tenue rende bien, il faut que ça match entre celle/celui qui coud et celle/celui qui porte. Pour Rachel Mayunga, cela a commencé grâce à un coup de coeur musical qu’elle a eu pour Lafleyne il y a quelques années. Progressivement, un lien de confiance s’est établi, jusqu’à ce qu’elles travaillent plusieurs fois ensemble. C’est aussi le cas de Carla Burguet qui s’est empressée d’envoyer à Nayra «Meuf, je te fais ta tenue ! » après avoir appris sa présence à la cérémonie sur les réseaux sociaux.
Mais le choix de porter des jeunes créateurs ne relève pas toujours de l’initiative de l’artiste, comme le souligne Mouclier. «Je ne suis pas sûre que ça soit uniquement la conviction des artistes. La plupart du temps, c’est celle des stylistes. Il ne faut pas négliger leur travail. L’artiste dit oui ou non, mais c’est le styliste qui les pousse, parfois, hors de leur zone de confort. Les stylistes attitrés ont un lien privilégié avec eux, ils connaissent bien leurs artistes. Aussi, ils leur apprennent et les éduquent sur la mode». Un team work entre le styliste, le créateur et l’artiste qui assure le succès du résultat final.
L’urbain devient couture
Les artistes sont-ils complexés de porter du jeunes créateurs ? À cela, Rachel Mayunga répond : «Quand le travail est fait à la main, c’est du luxe. C’est un savoir-faire. Ce qu’a porté Lafleyne à la cérémonie, elle ne peut le prêter à personne. Ça ne lui va qu’à elle, et ça, c’est du luxe». Pour Dgena Mouclier, c’est du pareil au même : « Le luxe dans la définition qu’on apprend à l’école, ce sont les finitions. Si c’est bien fait dans la technique, et que le vêtement est de bonne qualité, c’est du luxe».
Se faire créer sa propre tenue c’est aussi un moyen pour les artistes de se démarquer. « Une fois que tout le monde porte la même pièce de luxe, ça n’a plus vraiment de value-added (valeur ajoutée, NDLR). Je pense que ce qui motive, c’est d’avoir des pièces uniques, c’est ça le vrai luxe», ajoute Mouclier. Comme sur chaque tapis rouge, c’est l’occasion pour chacun de démontrer son style et sa prestance. «C’est une cérémonie, on a envie d’être unique dans ce qu’on porte et de marquer les esprits.» exprime Carla Burguet. C’est aussi ce qui l’a motivée à étendre sa marque Enyo pour devenir un studio créatif qui accompagnera les artistes dans leur identité visuelle.
Peu d’heureux élus en France
Les grandes maisons ne s’associent à l’urbain qu’en cas d’extrême notoriété. Mouclier le rappelle : «C’est du business, ils pensent en argent et en visibilité ». Sous-entendu que le luxe suivra sans cesse le nouveau secteur trendy qui pourra leur servir de panneau publicitaire. Aya Nakamura par exemple portait une robe blanche signée Di Petsa. Shay avait opté pour du Balenciaga. Mais, si pour avoir accès aux grandes maisons de luxe, il faut jouir d’une certaine notoriété, avoir été adoubée par les médias dits mode, cela n’empêchera pas l’urbain de devenir couture.
Tout comme les Flammes ont décidé de célébrer les cultures urbaines sans attendre d’être validées par les élites, les jeunes artistes donnent de la force aux jeunes créateurs dans un esprit for us, by us. Se soutenir mutuellement dans la création est un acte de solidarité qui fait du bien au milieu et un joli pied de nez au passage à ceux dans leurs tours d’ivoire.
8 mai 2024