Comment va la santé mentale des femmes musulmanes en France ?

Entre peur et colère, elles nous répondent.

L’association Lallab, safe place pour les musulmanes en France
Crédit photo : Lallab

Aux portes du pouvoir à l’heure où nous écrivons ces lignes, le RN, parti de l’extrême-droite française, promet dans les années à venir une interdiction totale du voile dans l’espace public. Dans un pays qui compte environ 6 millions de musulmans, cette annonce nous plonge dans un effroi qui tétanise toutes celles et ceux qui sont attachés au respect des droits humains, mais qui affecte avec une violence particulière la psyché des premières concernées : les femmes musulmanes. Dans leur cas, la question de la santé mentale ne peut pas être évoquée sans l’arrière-plan colonial et politique dans lequel leurs subjectivités sont ancrées. 

Dévoilement permanent

C’est sur cette continuité historique que Assma et Assadiallo insistent. Toutes les deux, elles co-président depuis un an Lallab, un association féministe et antiraciste créée en 2015 avec pour volonté de défendre les femmes musulmanes, au cœur d’une multiplicité d’oppressions, racistes, islamophobes et sexistes. 

Historiquement, le corps des femmes a toujours été un enjeu de pouvoir et, dans l’histoire coloniale française, le phénomène a pris un tournant particulièrement tragique. Frantz Fanon, psychiatre de formation, s’est intéressé aux cérémonies de «dévoilement» organisées par les autorités coloniales françaises dès les années 1930 : «Les responsables de l’administration française en Algérie, […] vont porter le maximum de leurs efforts sur le port du voile, conçu en l’occurrence, comme symbole du statut de la femme algérienne. […] Après avoir posé que la femme constitue le pivot de la société algérienne, tous les efforts sont faits pour en avoir le contrôle.»

Selon Assadiallo, «aujourd’hui, on vit la continuité de ça, on est dans un continuum de violence, une approche coloniale qui continue, ça se voit, ça s’entend, ça se vit». Elle nous rappelle des chiffres qui font froid dans le dos : selon le CCIF – Collectif contre l’islamophobie en France – en 2018, 75% des actes islamophobes commis le sont contre des femmes, et en 2022, cette proportion grimpe à 88%. 

Parmi les femmes musulmanes, celles qui portent le voile ont une peur particulièrement vive, celle se faire agresser et dévoiler dans la rue. C’est ce que nous explique Sarah, qui a mis en place des stratégies pour éviter certains espaces, et notamment les transports publics : «Je ne me déplace qu’en voiture, même si c’est dommage, parce que ce n’est pas très écolo, j’évite les rues peu fréquentées, je partage ma localisation avec mes proches». Elle ajoute un ressenti confirmé par les chiffres : «les fafs oseront moins s’attaquer à un homme». Assma a cette même peur d’être violemment dévoilé dans l’espace public, et cela génère pour elle une véritable anxiété sociale.  

En 2021, trois françaises lancent le hashtag #pastoucheamonhijab en soutien au mouvement #HandsOffMyHijab 
Crédit photo : @hibalat sur Twitter

Négocier son humanité

Toutes les femmes musulmanes que nous avons interrogées, peu importe leur degré de pratique religieuse, sont d’accord pour dire leur épuisement face à une société qui leur fait de moins en moins de place. Inès nous confie «aujourd’hui, j’en ai ras-le-bol de prendre sur moi à chaque fois que je ferme la porte de chez moi, et d’y laisser une part de mon identité. Depuis que je conscientise cette notion de charge raciale, j’essaie de m’en moquer et de rester qui je suis, je porte le voile comme je le souhaite». Toutes, elles nous disent : nous sommes fatiguées. Assma et Assadiallo ajoutent que, selon elles, les femmes musulmanes en France aujourd’hui sont entrées en phase de survie : «nous devons sans cesse négocier notre humanité».

Les jeunes femmes musulmanes en France sont de plus en plus sensibles aux discours théoriques qui leur permettent de mettre des mots sur les oppressions qu’elles vivent et la «charge raciale» évoquée par Inès est au cœur des discussions organisées chez Lallab. Elle prend de multiples formes et est avant tout une charge mentale qui pèse sur la santé psychique des femmes musulmanes. Assma l’explique avant tout à travers la blessure du rejet : «Quand ton propre pays te rejette, à travers les médias, les lois, la politique, c’est là que tu commences à avoir une santé mentale fragilisée et tu deviens vulnérable. En tant que citoyenne française, ta relation à ta citoyenneté devient poreuse, et certaines idées noires par rapport à notre vision du monde et de nous-même peuvent apparaitre». 

La haine des autres, la détestation de soi

Selon la psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve, que nous avons interrogée, cette blessure du rejet est souvent très profonde et commune aux patients qu’elle reçoit, discriminés parce que musulmans, qu’ils soient d’ailleurs pratiquants ou non, arabes ou noirs. «Ce qui me désole, c’est la détestation de soi. À force de recevoir des messages disqualifiants, péjoratifs, rabaissant, on finit parfois, comme dans un système pervers, à se demander si ce n’est pas vrai qu’on est moche, ou mauvais. On finit par se détester et ça donne lieu à des états dépressifs majeurs.», nous explique la spécialiste franco-tunisienne.

Pendant des décennies, il y a eu une construction de haine de soi, que la psychiatre évoque dans un roman, L’odeur d’un homme. Quand on lui parle des jeunes générations, plus politisées, plus conscientes de ces dynamiques, qui s’organisent autour de l’amour de soi et de la réappropriation de son identité, elle salue ces mouvements, même si elle tempère : «en tant que psychiatre, j’ai un biais, et je vois surtout des gens qui souffrent, et je suis triste de voir que nous sommes encore dans ce type de souffrance. Au départ, je n’adhérais pas à l’idée des safe spaces, mais maintenant je comprends. Les femmes de cette génération sont dans un cosmopolitisme plus évident que leurs aînées».

Selon elle, la question de la santé mentale pour les femmes musulmanes est sans aucun doute liée aux rejets provoqués par les phénomènes d’exclusion et de discriminations racistes, et elle croit en un combat quotidien, qu’elle résume dans son prochain livre, Tête haute ! Manifeste pour répondre au racisme quotidien.

Le cosmopolitisme évoqué par Fatma Bouvet de la Maisonneuve est encore plus évident dans le cas de jeunes femmes musulmanes qui ont vécu hors de France pendant une période, pour le travail ou les études. C’est le cas de Manel, qui a 20 ans et étudie les sciences politiques à l’université, dans un cursus qui lui a permis de passer six mois à Istanbul : «Je ne porte pas le voile et je ne suis pas vraiment pratiquante, mais l’atmosphère est pesante en France. Suivre l’intensification des discours racistes dans les médias en vivant à Istanbul, un environnement tout à fait différent où tous les modes de vie cohabitent, cela m’a fait voir les choses différemment»

Qui pour les entendre ?

Les femmes que nous avons interrogées angoissent aussi pour leur famille, et surtout pour leurs enfants quand elles en ont. Mariam s’inquiète pour leur avenir : «comment grandir, s’affirmer, dans cet environnement ?», nous écrit-elle. Même si ses enfants sont encore jeunes, et «ont des prénoms qui passent et un nom franco-français».

La question de la construction de soi se pose donc doublement pour les adolescents et adolescentes musulmane souvent peu compris dans leur quête de soins psychologiques. «Les patients qui atterrissent chez moi, c’est souvent à la suite d’un parcours psychothérapeutique qui a échoué ou qui est passé à côté de la chose essentielle qui n’a pas été vue par un autre psy», note Fatma Bouvet de la Maisonneuve. «Un événement humiliant par exemple qui peut faire écho à une enfance et une adolescence traumatique du point de vue de la discrimination raciste». Face aux spécialistes de santé mentale pétris de clichés, ou qui ne comprennent pas assez vite comment le racisme peut générer de la souffrance, la psychiatre plaide pour une meilleure formation des spécialistes de santé mentale, mais aussi de tous les médecins en général. 

Une place à la table

L’association Lallab offrent aux femmes musulmanes un espace de dialogue
Crédit photo : Lallab

Face à ce climat délétère, la tentation du départ est grande. En avril 2024, alors que l’idée d’une dissolution qui conduirait le RN au pouvoir n’était même pas concevable, trois sociologues ont fait paraître une enquête sur les départs des musulmans de France. Leur livre, La France, tu l’aimes mais tu la quittes démontre les mécanismes qui sont au fondement de l’exil et l’expatriation de milliers de musulmans, pratiquants ou non, souvent très diplômés, qui choisissent de quitter le pays pour mener une vie plus calme. 

Sarah nous confirme que selon elle, le départ est proche, «pour pouvoir pratiquer ma religion sereinement et quitter ce climat anxiogène. Quand le respect n’est plus à la table, il faut la quitter». Inès est un peu plus partagée : «Pourquoi ça serait à moi de quitter la table ? J’aimerais rester pour revendiquer mes droits, je ne veux pas me laisser faire et je veux ouvrir la porte pour les générations qui viendront après moi, toutefois, à quel prix ? Je n’ai pas véritablement de réponse fixe à vous donner parce que c’est une question qui me traverse l’esprit souvent et sur laquelle je n’ai pas sue me décider, je trouve ça injuste de m’obliger moi-même à partir alors que je suis censée avoir ma place là où je suis»

Au sein de Lallab, Assma et Assadiallo sont conscientes que la question du départ taraude de nombreuses femmes musulmanes en France. Mais elles ont choisi d’être combattives et de ne rien lâcher au racisme d’Etat, quand bien même l’extrême-droite arriverait au pouvoir cet été. Assadiallo confirme : «si on continue d’être là et de militer, c’est qu’on y croit. Je ne serai personne pour juger quelqu’un qui décidera de partir. Chacun fait avec ses ressources. Moi, j’ai mes ressources : elles sont chez Lallab, pouvoir créer ces espaces de soin et de guérison avec d’autres femmes musulmanes, ça m’ancre, et je ne vais pas partir, je vais lutter pour que ma France soit plus respectueuse. Alors, oui, c’est dur, on est fatiguées, mais il y a de la résistance et de l’organisation. Je répète et je finirai par ça : c’est dur mais on ne lâchera rien. Notre amour est politique et notre espoir est politique»

30 juin 2024

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