Chouf la vie, la vraie

La poétesse franco-algérienne Sofia brouille les frontières entre rap conscient et poésie.

Crédit photo : ANCRÉ

Sofia, ancienne éducatrice spécialisée, s’est choisie comme nom de scène : Chouf. De l’arabe “regarde”, comme une invitation à voir ce qu’il faut entendre. Parce que Chouf est une poétesse. Elle écrit ce qu’elle voit. Chouf, elle guette aussi. Elle fait le pied devant toutes les épreuves de la vie quotidienne. Elle deale des mots avec sa plume brute, véritable, et engagée. Sa poésie est le reflet de sa culture arabe mais aussi de ceux qui ont grandi en ZEP, de ceux des quartiers populaires qui rêvent grand. Inspirée des jeunes de ces quartiers mais aussi de la musique raï, elle tend à leur débroussailler le chemin vers l’épanouissement artistique et professionnel. Le tout à coup de prose engagée, à contre courant des stéréotypes et représentations réductrices de la société. “Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ?”, rappait Lino dans Boxe Avec Les Mots. Et si on remplaçait le mot rap par poésie ?

“Halleluia
On pourrait s’croire un soir
sommet d’Himalaya
c’est pour sauver la mise
si la vie t’as mis la
donc respecte l’habitacle
dis BISMILLAH”

Chouf

ANCRÉ : Comment Sofia est-elle devenue Chouf ?

Chouf : J’ai cette pratique de la poésie depuis une dizaine d’années mais j’ai commencé à partager ça seulement depuis 2020, notamment sur les réseaux. Pendant le confinement, un collectif qui s’appelle Filles de Blédard avec qui on travaille souvent avec mon collectif Chkounisit, m’avait invitée à performer en live sur Instagram et suite à ça j’avais eu énormément de retours. Après le déconfinement, j’ai rapidement enchaîné les concerts dans lesquels je chante mes poèmes alors que je ne faisais même pas de musique. Moi à la base, je suis éducatrice spécialisée de formation. Ça fait 10 ans que j’exerce en tant qu’éduc spé auprès de plusieurs publics principalement dans la toxicomanie, le réduction des risques et la délinquance. Et ma pratique de l’écriture, elle s’est aussi imposée comme un médium éducatif. C’est une pratique qui est vraiment ancrée dans mon identité surtout professionnelle avant de devenir entre guillemets, une pratique artistique à part entière.

Tes poèmes sont directement inspirés de ceux que tu aides ?

Totalement. C’est une grande source d’inspiration, évidemment. C’est une prise sur le réel qui est hyper importante. Quand on veut faire passer des messages à autrui de manière générale pour moi c’est assez essentiel d’avoir un ancrage dans le réel et de parler d’autre chose que de soi.

Ton autre source d’inspiration c’est ta vie de banlieusarde à Paris.

Moi je suis franco-algérienne, je suis née à Hussein-Dey en Algérie, mais par exemple je ne parle pas l’arabe. Je peux comprendre des phrases mais je peux vite être larguée quand on me parle vite. Donc moi ma culture en réalité, c’est plus la culture parisienne des personnes qui ont grandi en ZEP. Pour moi, ça c’est une culture à part entière. Avec un langage, avec des codes, avec tout ce que tu retrouves dans une culture au final.

Et dans tout ça, il y a aussi une autre muse pour toi. Explique-nous comment le raï se mêle à ta poésie.

Le raï j’en ai beaucoup écouté dans le cadre familial et ça me touche directement parce que les deux sujets référentiels du raï c’est l’exil et l’amour. Comme je l’ai dit je suis née en Algérie mais j’ai grandi en France donc cette question de l’exil elle me touche fondamentalement. La musique elle a aussi ce pouvoir de mettre des mots là où verbalement tu n’as pas les codes. Si tu ne parles pas l’arabe, ça ne veut pas dire que cette musique ne t’es pas profondément personnelle. D’autant plus que, parce que tu ne la comprends pas, elle tend davantage à te toucher d’une manière qui est indicible. Je me suis aussi intéressée au raï pour une visée purement technique. La musique raï est l’une des premières à avoir utilisé l’auto-tune. Donc musicalement et techniquement, ce que je fais c’est plus proche du raï que d’une autre musique.

Crédit photo : Edouard Caupeil

La poésie reste un domaine qui a du mal à se démocratiser auprès des nouvelles générations. Pourquoi selon toi ?

Parce qu’il y a le rap. Et tout le monde veut raper. Personne ne veut faire de la poésie entre guillemets. Même les rappeurs ils ne veulent plus faire de la poésie. Le terme subit des représentations parce que c’est quelque chose qui a été scolaire. Et je pense beaucoup aux jeunes avec qui je taffe par exemple, ils me disent “Ouais tu fais un concert” sauf que je leur dit que je ne me considère pas vraiment comme une chanteuse. Je leur répond que je fais de la poésie, ils me disent “mais t’es sérieuse là?”. C’est vrai que dans le milieu anglophone tu as ce qu’on appelle le spoken word qui ne va pas subir les mêmes représentations qu’en France. Ici, rares sont ceux qui font ça, je cite Grand Corps Malade par exemple. Moi à contrario, je chante beaucoup et avec beaucoup d’auto-tune. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du raï.

Ce n’est pas du slam donc mais de la poésie engagée ?

Je pense que de tout temps la poésie ne peut être qu’engagée. C’est une forme de courage de s’exprimer aussi publiquement et de manière réfléchie parce qu’entre guillemets, en écrivant des choses, tu passes aussi un certain temps à les élaborer en terme de concept et de ce que ça peut représenter de ta propre personne. Et je pense que cette démarche là elle ne peut être qu’engagée. Après effectivement je suis dans un corps de métier qui fait que l’engagement est vocationel. Je ne peux pas faire ce métier pour 1 400 euros sans être entre guillemets, militante. Parce qu’autrement je vais travailler au bar, et tu rajoutes déjà 500 euros. Donc de fait, je pense que de manière inhérente, j’ai des engagements qui sont personnels. Certes ils s’entendent dans ma pratique mais ce qui, je pense, est un peu bizarre dans cette période, c’est d’avoir beaucoup de gens qui font de la musique et qui n’ont absolument rien à dire qui soit de cet ordre là. Alors qu’on est à un tournant historique où il y a tellement de choses à dire et tellement d’outils pour le faire. Moi s’il y a un truc qui me dérange, ce sont les gens qui peuvent occuper des espaces et qui n’ont aucun discours, qui n’ont pas de revendications alors que tant de personnes attendent qu’on parle pour eux.

Tu mêles les codes traditionnels du genre littéraire tout en ayant un impact à l’échelle de la société actuelle.

Encore une fois je vais revenir au rap parce que c’est la manière la plus démocratisée et la plus simple de toucher un maximum de personne avec de la poésie. Une meuf comme Diams par exemple, ce qu’elle écrit c’est fondamentalement engagé. De mon côté, j’ai décidé d’écrire un livre qui est un recueil de poésie avec un petit peu de narratif et de dessins, mais je le fais principalement pour la poésie. Et à la quatrième de couverture j’ai écrit “Parce que le rap n’est pas une contre-culture littéraire”. C’est un peu comme-ci on avait décidé de séparer des choses qui sont inhérentes les unes aux autres. Aujourd’hui, tu mets n’importe quel Baudelaire ou Apollinaire, tu mets une instru, tu le rappe, ça marche. Donc je pense que ça ne tient qu’à celui qui écoute de le mettre dans une case mais en réalité pour moi, ces cases n’existent pas.

“Pays nourricier qui laisse au calme
crever la dalle
Ne mange pas à ma table
Je sais que tu parles de nous
en sale noir sale arabe
Je pourrais bien brouiller les pistes
j’parle pas la langue
on se connaît toujours
trop peu à la longue”

– Chouf

Retrouvez les poèmes de Chouf sur son compte Instagram ici. Elle a également sorti un premier clip à découvrir ci-dessous.

13 novembre 2023

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