Longtemps, les chanteuses issues des diasporas de la région MENA se sont cantonnées à l’anglais ou en français. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses à exercer leur art en arabe, faisant la fierté de toute une communauté.
Si vous souhaitiez conjuguer l’amour de vos origines arabes à votre amour pour la musique R&B en France, vous êtes souvent repartie bredouille de vos chasses au trésor sur YouTube. Et si vous aviez la chance de tomber sur une jeune artiste qui s’essayait à cette fusion, elle disparaissait aussi vite de Soundclound et autres plateformes. Il ne vous restait alors que le souvenir d’un Tellement N’Brick (1997) de Faudel ou d’un live de 1, 2, 3 Soleil (1998) et autres compils Raï’N’B Fever pour venir combler ce manque de racines musicales. Voilà pourquoi aussi 113 et son Tonton du bled (1999) a longtemps résonné comme un classique. Tant ce titre cumulait l’image et le son d’une immigration représentée enfin en musique. Avec nos langues française et arabe. Alors quel plaisir de voir qu’en 2025 on a enfin nos « tatas du bled ».
Car pour des raisons commerciales, ou par peur d’être enfermée dans une case, les nouvelles artistes issues de l’immigration se sont longtemps cantonnées à l’anglais ou au français, laissant le Raï comme seul héritage oral. Heureusement, les temps changent, et les chanteuses françaises mais aussi les pop-stars bilingues n’hésitent plus à switcher d’une langue à l’autre, revendiquant leurs origines aussi bien dans leurs visuels que dans leurs textes.
Une question de légitimité ?
Quand on lui demande si des artistes l’ont encouragé à mélanger français et arabe sur son premier projet, la chanteuse franco-marocaine Ouidad hésite. “Hm… C’est plutôt des artistes qui chantent uniquement en arabe qui m’ont encouragée. Et à chaque fois, je me suis dis que c’était super beau et ça m’a rendu honteuse de ne pas chanter en arabe, dans mon style à moi. J’avais très envie de le faire”. Un désir partagé par Oma, chanteuse associant, elle aussi, les deux mêmes langues : “Quand j’ai commencé la musique, je ne chantais qu’en français, même si, au fond de moi, j’avais cette envie d’associer le français et l’arabe. Pour ça, j’ai bossé dur, j’ai fait mes recherches, j’ai réécouté les classiques orientaux, j’ai cherché de nouvelles sonorités…” Longtemps laissés en marge de l’industrie pop, les jeunes chanteuses arabophones cherchent à se détacher de leurs aînées et à associer leur langue, encore trop considérée comme traditionnelle, et une direction artistique ultra-contemporaine.
Leur modèle en la matière ? Elyanna, superstar palestinienne, première de son pays à performer sur la mythique scène de Coachella et artiste arabophone la plus écoutée sur Spotify. De quoi faire d’elle une référence pour les jeunes artistes. “Je l’adore ! C’est une grosse inspiration, elle est géniale !,” s’enthousiasme Ouidad quand on évoque son nom. Il faut dire que, du haut de ses 21 ans, la jeune femme a réussi à imposer de nouveaux codes pour sa langue. “J’ai dû travailler trois fois plus dur parce que tout le monde ne comprend pas la vision, raconte la Chilo-Palestinienne à Caftan du Maroc, Les gens ont des standards très bas pour la musique arabe, ce que je refuse d’accepter. Si nous nous contentons de cela, c’est là que nous resterons toute notre vie. Je veux être en compétition avec tout le monde autour de moi, donc je place la barre très haut. Nous devons faire ce pas supplémentaire et être plus grands et meilleurs.”
Une langue politique
Des standards très bas qui s’expliquent peut-être par la peur des femmes d’être enfermées dans cette case de “chanteuse arabe”, peu bénéfique pour leur carrière, et rarement encouragée par les professionnels de la musique, notamment dans notre pays. “En France, on a toujours eu tendance à mettre des étiquettes sur les artistes, soulève la journaliste musique et créatrice du podcast “LeDateCast” (Binge audio) Amira Bouziri, Le risque avec les langues étrangères, à part l’anglais, c’était de faire de “l’exotisme” ou de la musique du monde. Dans les années 2000, chanter en arabe, ça ne devait pas se faire au hasard. Il fallait que ce soit accompagné d’une musique orientale, parfois de “youyous” et de s’inscrire dans un univers où on devait faire voyager l’auditeur.”
Difficile alors de ne pas repenser à l’époque Raï’N’B Fever, une mixtape portée par Kore et Skalp dont le premier volume est sorti en 2004, où les influences hip-hop se mêlent à l’arabe et aux rythmes orientaux traditionnels. Si, à l’époque, le projet apparaît comme une révolution et devient “la bande-son de la vie” de toute une génération d’enfants d’immigrés en France, comme le titre un article de Slate, il contribue aussi (bien malgré lui) à enfermer les artistes issus des différentes diasporas dans des genres bien spécifiques.
“J’avais peur que ça me ferme des portes, avoue Ouidad, Parce que je n’avais pas envie d’être soumise à tous les préjugés portés par certaines personnes. Et puis, le climat actuel est trop bizarre, trop tendu. Je trouve ça dommage : quand un artiste chante en anglais, il y a personne qui trouve ça bizarre. Et quand on chante en arabe, ça fait polémique. Ça devient tout de suite politique, quoi. Alors que l’arabe, c’est une des langues les plus parlées au monde.” Ces préjugés, Amel Bent en a fait les frais tout au long de sa carrière, sans même avoir à chanter en arabe.
“Quand j’intègre le fauteuil de The Voice et que je vois les commentaires sur Twitter… On a encore du chemin à faire ! Tout le monde n’est pas prêt à avoir une ‘rebeu’ sur le fauteuil », explique-t-elle dans La Face Katché, On m’a dit : ‘Va faire The Voice à Alger”. Représentante de l’Eurovision en 2023, La Zarra a également été victime de racisme, et a accusé France Télévision d’avoir prononcé des “propos diffamatoires et outrageants” à son égard : “J’étais brune quand ils sont venus me chercher. Mais il fallait absolument que je sois blonde […] Je reçois un appel de la cheffe de la délégation, totalement énervée, dans la nuit : ‘’Il faut que tu te décolores les cheveux. T’es arabe, avec les cheveux bruns tu as l’air trop arabe, quand tu es blonde, tu as l’air moins arabe, et les Français n’aiment pas les Arabes’’, raconte-t-elle sur la chaîne YouTube de Siham Bengoua.
Alors chanter en arabe ? N’y pensons même pas. Quoi que. “Le climat politique nous a longtemps poussés à gommer nos différences pour nous “assimiler” à la société, résume Amira Bouziri, Mais cela pousse au contraire à un sursaut où l’on réalise que notre double culture est une richesse. Une double culture qu’on ne veut pas laisser mourir mais au contraire qui a besoin, comme son nom l’indique, qu’on la fasse grandir.”
En France, une bi-nationalité plus assumée
Car si elles citent toutes des divas comme Fairouz ou Oum Kalthoum, les ambassadrices de cette nouvelle génération arabophone ne cherchent pas à s’inscrire dans leur sillon, et s’éloignent en tous points de cet aspect “world music” imposé pour tous les artistes de la région MENA. “J’ai grandi à Nazareth, et j’étais une grosse fan de Christina Aguilera à 10 ans !, avoue Elyanna dans un entretien accordé à NYLON, Puis bien sûr The Weekend, Lana Del Rey, Beyoncé… (…) C’est ce à quoi j’aspire, c’est ce que je veux faire”. En résumé : être une pop-star d’aujourd’hui, avec les codes d’aujourd’hui. Mais en arabe. L’avènement d’Elyanna ou Felukah, qui sortent de la case “musique du monde” imposée par les labels, donne du courage à cette nouvelle génération… mais également aux plus anciennes.
Intitulé “Win Rak” (traduction « Où es-tu »), le nouveau single de Camélia Jordana marque un tournant dans la carrière de celle qui est présente dans le paysage musical français depuis déjà 15 ans. “Elle a commencé en chantant en français et elle a introduit l’arabe récemment, résume Amira Bouziri, avant de souligner, “mais ce ne sont pas ses chansons en arabe qui sont les plus écoutées”. Pour elle, pas de doute : “Il y a encore du chemin à faire”.
Pourtant, elle poursuit : “Au-delà de la musique, j’ai l’impression qu’il y a un phénomène général sur les deuxièmes et troisièmes générations d’enfants d’immigrés de réappropriation de ses origines, de celles de ses parents ou de ses grands-parents à travers plusieurs facteurs. Le fait qu’aujourd’hui, on célèbre plus la différence, l’individualité des personnes, la recherche de son identité et ça passe par le fait de savoir d’où l’on vient.” Pour la journaliste indépendante Hamama Temzi (Le Bondy Blog, Urban Street Reporters), la Gen Z pourrait bien changer la donne : “Notre Gen Z assume totalement sa bi-nationalité et se rattache à la culture de ses parents. On peut faire un lien aussi par l’exportation des artistes nord-africains vers les marchés européens et canadiens, grâce une stratégie marketing qui marche très bien sur les réseaux sociaux.”
Les artistes arabes, plus bankable ?
“De manière générale, je pense qu’il n’y a pas assez de couverture médiatique accordée aux femmes racisées”, rappelle Amira Bouziri. Alors pour chercher des modèles de représentation, les jeunes auditrices se tournent vers TikTok et Instagram, plus que vers les médias traditionnels. En effet, selon une récente étude d’Adobe, 64% des Gen Zers ont admis utiliser TikTok comme moteur de recherche, notamment pour “rechercher fréquemment de nouvelles musiques”. Ça, les professionnels de la musique l’ont bien compris. D’abord persuadée qu’elle doit chanter en anglais, Elyanna se fait convaincre par son producteur Nasri d’interpréter ses morceaux en arabe. “Elyanna a quitté le studio en pleurs. Chanter en arabe, dit-elle, n’a jamais fait partie de son plan pour devenir une star,” rapporte un article du LA Times. Malgré ses réticences, elle essaye, mais en posant ses termes : “Ce n’est pas parce que je chante en arabe que ça ne va pas être international.” Et elle a bien eu raison. “Une chanteuse qui chantera en arabe vise un public bien plus large que le francophone,” analyse Hamama Temzi.
Crédit photo : Nayra
Pour Oudiad, cela s’explique autrement : “On m’a encouragée dès le départ à chanter en arabe car, aujourd’hui, tout le monde essaie d’apporter quelque chose de différent.” Cette différence, la jeune génération en fait une force, voire une marque de fabrique, à l’image de la rappeuse amazigh Nayra. “Elle porte son identité fièrement, et en a fait son identité de marque. Quand on pense à Nayra, on la visualise tout de suite avec les tatouages sur le visage, les tissus traditionnels en foulard sur la tête…, souligne Hamama Temzi, Si on prend l’exemple de la chanteuse Manal, elle aussi assume fièrement ses origines, et du coup, elle s’exporte très bien en France, au Pays-Bas, au Canada, en Europe parce qu’elle met en avant des codes, que ce soit dans sa musique ou sur les réseaux sociaux, que les jeunes issus des diasporas peuvent se réapproprier”. Et oui : si les artistes tiennent à renouer avec leurs origines de façon authentique, difficile pour leurs équipes de ne pas y voir une opportunité financière.
S’assumer pleinement
Un contexte qui permet aux chanteuses d’embrasser toutes les parts de leur culture ou double-culture, sans avoir à se déguiser pour rentrer dans un moule qui n’autoriserait que le français ou l’anglais. “Chanter en arabe me sert à 100%, même à 1000% !, se félicite Oma, Je suis alignée avec moi-même, que ce soit musicalement ou personnellement. L’authenticité pour un artiste, c’est super important et je pense que je suis sur ce chemin là.” Une authenticité qui fait également beaucoup de bien aux auditeurs, qui n’ont plus à choisir entre musique en arabe et pop contemporaine.
“Je suis immigrée de deuxième génération et j’ai grandi en cherchant des représentations de ma double culture dans les médias, confie Amira Bouziri, J’ai toujours parlé les deux langues, souvent dans une même phrase, avec ma famille, alors de voir qu’il y a des “gens comme moi” qui s’expriment comme ça par la musique notamment, me rend fière.” De quoi pousser une chanteuse comme Ouidad, née au Maroc et aujourd’hui installée à Nice, à faire deux versions d’un même morceau, l’une en français, l’autre en arabe : “On a décidé de faire la version arabe de “Casa” après la version française. C’était important pour moi de la chanter en arabe car c’était quand même dommage de rendre hommage à un pays dont la majorité des habitants ne parlent pas français. Il fallait qu’ils comprennent ma chanson. Mais à la fin, c’est le même morceau : un message d’amour, d’espoir et de rêve. Le message c’est vraiment ça : rêver grand”.
Un leitmotiv qui accompagne désormais toute une nouvelle vague d’artistes, bien ancrée dans son temps et en phase avec son héritage culturel. Amira Bouziri conclut, pleine d’espoir : “La nouvelle génération veut voir et écouter des artistes qui lui ressemblent, qui parlent comme elle, et, surtout, qui assument leur identité pleinement. Dans la musique, les auditeurs décident. Alors bien sûr, il faut du courage pour s’affirmer en tant que femme arabe dans cette société où le racisme prend de plus en plus de place. Ce n’est pas facile. Mais plus il y a des femmes artistes courageuses qui n’ont pas peur de montrer qui elles sont, et plus ils s’habitueront, et je pense qu’on est sur la bonne voie.”
5 mars 2025