Tapis de prière et consumérisme, un mariage compliqué

À l’approche du Ramadan, l’acte de prier s’intensifie pour beaucoup de Musulmans. De quoi donner des idées aux marques qui capitalisent sur cet accessoire indissociable du mois saint. 

tapis de prière
Le tapis de prière « Salaa » par Niyya. Crédit photo : Niyya

Il suffit de taper “tapis de prière” sur Google pour vite être redirigé vers des sites spécialisés, mais aussi des plateformes de fast-fashion qui, à l’approche du Ramadan, ne comptent pas être laissées sur le carreau. Temu, SHEIN, Aliexpress… Chacun y va de son modèle, présenté comme un accessoire de maison plus que comme un objet de culte. Soulevant, au passage, quelques questions d’éthique. 

Et si ces interrogations s’estompent lorsque l’on se rapproche de marques plus confidentielles, d’autres apparaissent à la place. Une, en particulier, ne cesse de revenir à l’esprit à mesure que l’on fait défiler les différentes propositions commerciales : mais pourquoi donc tout le monde veut vendre son tapis de prière ?

tapis de prière
Sur Amazon, les tapis de prière vont de 6 à 400 euros. Crédit photo : capture d’écran Amazon

Un marché juteux

En 2020, SHEIN faisait scandale en commercialisant un “tapis grec” reprenant tous les codes du tapis de prière. Ce dernier portait par exemple le symbole religieux de la Kaaba et était orné du motif de mihrab qui indique la direction de la Mecque. Le problème ? Jamais, sur le site du géant de la fast-fashion, le tapis n’est mentionné comme étant dédié à des activités de culte. “J’ai fait défiler leur site Web dans la section des tapis et je suis tombée sur ces sept tapis de prière vendus comme des tapis à pampilles. Ma réaction a été une colère totale,” se souvient Khadija Rizvi, étudiante britannique d’origine pakistanaise, dans les colonnes de TeenVogue.

Révoltée par les commentaires indiquant que les acheteurs utilisaient l’objet sacré comme paillasson ou pour y installer leurs animaux de compagnie, la jeune femme s’est emparée de ses réseaux sociaux pour dénoncer ce qu’elle a qualifié “d’appropriation religieuse” : “Nous ne portons pas nos chaussures dessus. Nous le mettons dans un endroit propre, un endroit d’usage régulier où nous nous connectons à Dieu. Je ne m’attendais pas à ce que mon post explose comme il l’a fait. J’ai partagé mon indignation et il s’avère que des dizaines de milliers de personnes ressentaient la même chose”

Pris à partie sur Twitter par l’influenceuse Nabela Noor suite à la publication de Khadija Rizvi, SHEIN a présenté ses excuses : “Nous comprenons que cet oubli a pu offenser et nous en sommes vraiment désolés,” ont-ils communiqué avant de retirer les tapis de la vente… et d’en proposer de nouveaux, cette fois-ci bien référencés. Car se fâcher avec les pratiquants musulmans pour SHEIN, c’est avant tout perdre de l’argent. En effet, selon le rapport Global Islamic Economy, la communauté musulmane mondiale a dépensé 318 milliards de dollars en 2022 dans le secteur de la mode. Les marques et plateformes de vente ont donc tout intérêt à s’intéresser à ce marché, qu’elles mettent notamment en lumière à la période du Ramadan.

“H&M a commencé à intégrer des modèles musulmans dans ses campagnes internationales. Dans les publicités d’Apple, Android ou Coca Cola il y a déjà des femmes qui portent le hijab. Car une marque qui cherche à conquérir des marchés inexploités, notamment la mode musulmane, doit adapter sa stratégie pour toucher sa cible,” analyse Shelina Janmohamed, vice-présidente de l’agence de publicité Ogilvy Noor et spécialiste des marchés musulmans à Madame Figaro

Crédit photo : Dana Boulos pour Gucci et MILLE World

“Allah est beau et Il aime la beauté”

Car si les Musulmanes sont désireuses de pratiquer leur foi dans les règles, beaucoup d’entre elles cherchent à faire cohabiter leur croyance et leur goût pour la mode ou la décoration. Comme le rapporte The National News, un sondage Instagram réalisé auprès de 100 femmes musulmanes a révélé que 61% d’entre elles étaient en quête de produits et accessoires de prière esthétiques. Pour justifier ce désir, Rabia Karim, fondatrice de Imaan Lifestyle Co, n’hésite pas à citer un hadith : “Allah est beau et Il aime la beauté.” Elle poursuit : “Le minimalisme et la simplicité sont encouragés dans l’islam, mais cela ne signifie pas que les accessoires islamiques ne peuvent pas être beaux. En fait, l’islam accorde une grande importance à la beauté”. Pour elle, “développer un bel environnement et utiliser des objets que nous aimons et que nous aimons utiliser pendant nos prières peut renforcer notre lien avec la foi”

C’est dans ce contexte que se développe Niyya, la marque de tapis de prière signée Myhra Mirza. Basée à Brooklyn, l’entreprise compte bien réinventer le design de cette pièce, sans jamais s’éloigner de la religion : “J’ai remarqué qu’il s’agissait de l’un des rares objets islamiques à avoir été vraiment repensé visuellement, note la créatrice dans une interview accordée à Cool Hunting, Bien que l’un de mes principaux objectifs ait été de moderniser et de faire évoluer les designs traditionnels, je voulais toujours évoquer la familiarité, il était donc très important de conserver un motif en arc. De plus, j’ai utilisé des formes abstraites influencées par les traits de l’alphabet arabe pour créer des motifs à l’intérieur du tapis.

Un travail de modernisation du tapis également effectué par Maison Shukr, qui propose des tapis épurés, fabriqués à la main au Maroc et surtout parfumés “avec des essences telles que le jasmin, la rose et la fleur d’oranger”, comme nous pouvons le lire sur le site de la marque. Visuels artistiques et proposition innovante : le tapis de prière serait-il un accessoire de luxe comme un autre, voué à être remplacé à la saison prochaine ? Une accusation dont le fondateur se défend pour Milleworld : “Nous ne souhaitons pas être une tendance passagère, plutôt devenir une référence durable pour les tapis de prière, une marque porteuse de sens et d’intention”

Les tapis de Maison Shukr. Crédit photo : Bibi Cornejo Borthwick

Un tapis éthique est-il possible ?

Une intention qui a un coût : près de 70 euros pour Niyya, 206 euros pour le tapis géométrique de Neighborhood et un prix sur devis pour Maison Shukr. Un luxe que certains ne sont pas prêts à s’offrir, mais qui ne veulent pas sacrifier l’esthétique de leur tapis de prière pour autant. C’est là que SHEIN ou Temu interviennent, proposant de jolis modèles à des prix défiant toute concurrence. Et oui : le manque d’éthique réduit les coûts. Soupçonnée de profiter du travail forcé de la minorité musulmane ouïghoure, SHEIN ne semble pas vraiment s’aligner avec les valeurs prônée par la religion. Y acheter son tapis de prière a-t-il du sens ?

“En tant que musulmane américaine, j’essaie souvent de concilier des contradictions discordantes, ce qui m’oblige à me poser une série de questions, explique la journaliste Omnia Saed dans un article pour Vox, Comment puis-je participer consciemment ou inconsciemment à un système d’exploitation ? Comment puis-je m’assurer que je m’aligne sur les systèmes de valeurs qui guident ma foi ? Comment puis-je trouver des moyens de faire mieux, d’être meilleure, dans la quête de soins ? Dans la prière, je me retrouve face à ces pensées – et il est difficile d’éviter les contradictions flagrantes de tout cela. Des contradictions qui commencent avec le tapis.”

La marque japonaise Neighborhood a récemment mis en vente un tapi ressemblant à un tapis de prière
Crédit photo : Neighborhood

Produit de consommation en plus d’être un objet de culte, le tapis, même lorsqu’il ne provient pas des plateformes de fast-fashion, est souvent issu de manufacture. “Souvent, la façon dont ils sont fabriqués – par des ouvriers aux salaires de misère , avec des matériaux nocifs pour l’environnement – va à l’encontre des principes religieux qu’ils visent à incarner. Il existe un oxymore répandu dans l’action de prier sur un tapis qui s’écarte des principes d’un système de croyance,” souligne Omnia Saed. 

adidas en collaboration avec le crew de Muslim Hikers a imaginé un tapis de prière extérieur
Crédit photo : adidas Terrex

C’est là qu’interviennent des initiatives telles que Tuniq, une marque s’associe directement avec les bergers locaux et les artisans traditionnels de toute la Tunisie. Consciente de ne pas pratiquer les mêmes tarifs que les géants de la distribution (il faut compter 93 dollars pour un tapis de la marque), la fondatrice Iman Masmoudi, tient cependant à alerter sur le coût de la dignité humaine : “Nous avons transformé l’humanité entière en marchandise, et c’est ainsi que nous sommes traités et que nous nous traitons nous-mêmes”.

Plus abordables, les tapis de prière d’extérieurs adidas TERREX, Wiggle et Muslim Hikers – imaginés dans le cadre d’une opération caritative – ont quant à eux été vendus aux prix de 20 livres chacun. Tous les bénéfices ont été reversés aux partenaires caritatifs de Wiggle, quand une centaine a été offerte à l’association Muslim Hikers, oeuvrant pour la promotion et l’accès aux sports d’extérieur dans la communauté musulmane. Comme quoi, même les plus grandes marques peuvent aussi faire preuve d’éthique. De quoi donner des idées à leurs concurrents ?

26 février 2025

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