Influenceurs partout, journalistes nulle part ?

De Crazy Sally, à Paola Locatelli en passant par Lena Situations, ces nouvelles stars des réseaux s’échappent aujourd’hui du monde virtuel pour s’inviter sur les plus grands évènements, micro en main. Avec plus ou moins de succès.

Lena Situations pour Canal+, Paola Locatelli pour TF1, Crazy Sally pour W9
Crédit photo : captures d’écran

Ce 1er novembre 2024, les NRJ Music Awards rassemblaient toute la fine fleur de la musique francophone et internationale. Si Nikos a conservé son rôle de MC sur la scène du Palais du Festival à Cannes, du côté des tapis rouges, c’est l’influenceuse Paola Locatelli qui était chargée d’interviewer les stars invitées. Largement critiquée sur les réseaux sociaux pour sa performance qualifiée de malaisante, édifiante ou encore vide, la jeune femme aux 1,9 millions d’abonnés a surtout soulevé une question, malgré elle : les influenceurs peuvent-ils substituer aux journalistes ? Habituellement invités et eux-mêmes interrogés sur leurs tenues ou leurs actualités, les stars des réseaux inversent les rôles et commentent désormais les différentes cérémonies musicales ou cinématographiques avec plus ou moins de professionnalisme. Car oui, journaliste, c’est un métier.

La guerre est déclarée

Si la moquerie est de mise sur X, du côté des professionnels, on regrette qu’un grand nombre d’opportunités soit offert à des personnalités non-qualifiées, justifiées par un grand nombre de followers. De quoi énerver les journalistes, et notamment les pigistes, pour lesquels les occasions d’exercer leur métier se font de plus en plus rares. Dans un tweet épinglant l’influenceuse lifestyle EnjoyPhoenix invitée par Warner à questionner les acteurs de Furiosa Anya Taylor Joy et Chris Hemsworth, la journaliste cinéma Paloma Clément Picos ironise : “Heureuse de voir que les opportunités d’interviews vont, encore une fois, aux gens dont c’est le métier”. Elle développe dans les colonnes de Média Connect : “Nous nous retrouvons à passer après des influenceurs qui s’improvisent journalistes et ne connaissent rien à l’industrie. Le public ne réalise pas à quel point c’est difficile d’avoir ces interviews. Les places sont chères.” Et oui : “perdre un créneau d’interview veut dire perdre une pige, donc de l’argent ”, rappelle la journaliste.

Même sentiment d’agacement lorsque la papesse de l’influence à la française, Lena Situations, était chargée par Canal+ de couvrir la cérémonie des Césars, un exercice traditionnellement réservé aux journalistes spécialisés. En réaction à ce choix éditorial, la journaliste Camélia Kheiredine s’est insurgée dans un tweet. “Force aux jeunes journalistes férus de cinéma qui auraient kiffé la place de Léna ! Quand ils souhaitent rajeunir leur cible dans ce milieu, ils font appel à des influenceurs, pourtant les jeunes journalistes pépites ça manque pas. Dommage qu’ils n’aient pas assez de followers”. Malgré la colère, la journaliste d’Arte souligne un point essentiel : celui de la nécessité de la popularité en ligne. Car oui, dans la presse comme ailleurs, la taille, ça compte.

Et quand une communauté s’élève à plus de 4,7 millions d’abonnés comme celle de Lena Mahfouf, la question ne se pose plus pour les médias en quête de visibilité. Dans le podcast du Mouv’ Culture Internet, Tahzio rappelle d’ailleurs que cet attrait du chiffre n’oppose pas uniquement les journalistes aux influenceurs, mais gangrène également tout le milieu de la presse. “La pression liée aux followers et à la visibilité touche également les journalistes entre eux. Une rédaction aura tendance à mettre en avant un journaliste s’il est populaire sur les réseaux sociaux. Cela influence aussi les embauches et les piges : une personne suivie aura plus de chances de décrocher un contrat, car elle apportera du trafic sur le site ou les réseaux du média.”

Les nouveaux médias vraiment ?

Et oui, que cela plaise ou non, les réseaux sont aujourd’hui bien considérés comme des médias à part entière. Le 14 juin 2023, le journal Le Temps titrait d’ailleurs : “Les journalistes en perte d’influence chez les jeunes qui plébiscitent les influenceurs”. En effet, selon le rapport 2023 de l’institut Reuters pour l’étude du journalisme, rattaché à l’université anglaise d’Oxford, “les plus jeunes générations, qui ont grandi avec les réseaux sociaux, accordent souvent davantage d’attention aux influenceurs ou aux célébrités qu’aux journalistes, même quand il s’agit d’information”. Une mécanique que les attachés de presse, en charge de mettre en relation les professionnels des médias avec différents clients, ont bien compris puisqu’ils n’hésitent aujourd’hui plus à inviter les créateurs de contenus dans les sacro-saints voyages de presse.

Pour Stéphanie Lukasik, enseignante-chercheuse à l’université du Luxembourg interrogée par l’INA, le point fort des influenceurs réside dans leur proximité avec leurs communautés : “Ils interagissent avec eux. Et ça, les journalistes ne parviennent pas à le faire.” Une bonne raison pour les chargés de relations presse de se tourner vers ses créateurs de contenus qui génèrent plus de confiance et garantissent un retour médiatique retentissant pour leurs clients. Tout comme Sally qui peut passer du génocide au Congo au défilé Jacquemus, sans transition. Et sans éthique journalistique. Fleurtant avec le copinage sur le tapis rouge de la dernière cérémonie des Flammes.

Accorder les mêmes droits à un influenceur qu’à un journaliste n’est pourtant pas sans conséquence, puisque l’on peut vite faire passer de la publicité pour un contenu sourcé. Toujours sur X, Paloma Clément-Picos explique : “La faute n’est pas à EnjoyPhoenix qui saisit toutes les opportunités qui se présentent à elle même quand elle n’est pas légitime. La faute revient à un brouillage des lignes entre publicité et journalisme, totalement orchestré par les communicants, et c’est très malin de leur part. Maintenant, c’est aux lecteurs/consommateurs de savoir différencier. Ça vous semble léger ? Si vous ne savez pas différencier pub et journalisme sur les sujets frivoles vous ne saurez pas le faire sur les sujets cruciaux (politique, santé, économie, sociaux…) et ça c’est grave.” D’ailleurs, en 2020, une autre étude du Reuters Institute soulignait que les influenceurs étaient à l’origine d’au moins 20% des publications de fausses informations que l’on trouvait en ligne. 

De la place pour tout le monde ?

N’oublions pas que là où des journalistes sont financés par des rédactions, l’influenceur, lui, est payé par une marque et doit donc se plier à un cahier des charges ayant un seul but : mettre le client en valeur. Si beaucoup s’en accommodent, d’autres personnalités d’internet déplorent ce manque d’éthique. C’est notamment le cas de clararunaway, influenceuse ciné’ qui a refusé d’interviewer des acteurs du tapis rouge du Festival de Cannes pour TikTok par souci de légitimité.

“ Je ne voulais pas être conviée seulement sur la base de mon nombre d’abonnés, alors que mes amis journalistes peinent à trouver des piges” a-t-elle d’ailleurs expliqué à MediaConnect, avant de pointer du doigt l’action limitée des influenceurs exerçant ce rôle de pseudo-intervieweur : “Je trouve que les interviews proposées aux influenceurs sont frustrantes, car les questions que nous avons le droit de poser manquent souvent de pertinence”. Peut être est-ce pour cela que les distributeurs préfèrent miser sur les créateurs de contenus plutôt que sur les journalistes pour promouvoir leurs évènements ? “Ils sont prêts à poser des questions qu’un journaliste ne poserait jamais”, lâche Clara. Une bonne façon d’expliquer la présence d’Emmanuel Macron sur les chaînes YouTube de McFly et Carlito ou d’Hugo Décrypte, plutôt que dans les colonnes de médias indépendants. 

Crédit photo : Capture d’écran, McFly et Carlito « CONCOURS D’ANECDOTES vs LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE »

Et si, finalement, l’opposition journaliste-influenceur était en réalité un faux débat ? Comme le rappelle Tahzio, “sur un tapis rouge, on ne s’attend pas à des interviews profondes. Si l’animation est un métier, certains influenceurs y excellent parfois mieux que certains journalistes. Le choix de Paola Locatelli est certes une erreur, dans la mesure où elle n’est pas particulièrement douée pour l’animation, mais un profil issu de la sphère du streaming, par exemple, aurait probablement été plus adapté.”

C’est d’ailleurs ce qui a été rétorqué aux détracteurs de Lena Mahfouf lors des Césars par la journaliste Manon Mariani sur France Inter, “On ne demande pas à Léna son expertise dans le cinéma, mais d’animer un tapis rouge avec sa personnalité et sa fraîcheur. D’ailleurs le live de Canal +, sur la chaîne, était assuré par les journalistes habituels qui sont des spécialistes cinéma. Il y en a donc pour tout le monde !”. Lena Situations illustre d’ailleurs très bien cet exemple de collaboration possible entre journaliste et influenceur puisque la jeune femme fait régulièrement appel à des professionnels des médias pour l’épauler dans la création de son podcast Canapé 6 Places.

Même constat pour son compagnon, Seb la Frite, qui s’appuie également sur des journalistes pour l’élaboration de vidéos YouTube étayées, ou pour Hugo Décrypte qui s’entoure d’une équipe solide pour proposer des contenus d’actualités. De quoi donner des idées aux journalistes qui s’essaient, à leur tour, à l’influence sur internet, à l’image d’Elise Lucet qui vient de lancer sa chaîne YouTube ou de Samuel Etienne, qui streame sur Twitch entre deux tournages de Questions pour un champion.

Un monde finalement bien plus poreux qu’il n’y paraît où tout le monde à sa place, mais pas n’importe où. 

5 novembre 2024

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