Dünya Boukhers et Farah Ack nous racontent comment elles font infuser leur héritage culturel dans leur processus de création.
Aujourd’hui, de plus en plus de collectifs empreints de leurs cultures arabes, viennent infuser la sphère française mode et créative de leur héritage. À l’heure où le mouvement Black Lives Matter permet de mettre un coup de projecteur sur les figures et marques issus de la communauté afro, nous aurions voulu voir découler de cet élan une mise en lumière d’autres communautés, notamment des cultures arabes. Mais le contexte géo-politique semble toujours porter défaut à ceux et celles qui en sont issus. BLM aura servi en revanche de caisse de résonance, avec dans son sillon une forte envie d’affirmer qui on est et d’où l’on vient. Depuis Paris, Farah Ack, designeuse, sneakerhead et créatrice du label HoodJab ainsi que Dünya Boukhers, fondatrice et directrice artistique d’IsisDünya, portent l’envie de sublimer leur héritage multiculturel.
Je pense qu’on peut tous changer quelque chose à notre échelle, c’est pourquoi je crée des collections avec des hijabs et des vêtements plus couvrants, pour pouvoir proposer aux copines voilées d’autres moyens de s’habiller.
– Dünya Boukhers, fondatrice d’IsisDünya
Farah Ack, créatrice de HOODJAB
Dans l’optique de faire le pont entre le hood et son héritage tunisien et français, celle qui s’était faite connaître en habillant ses célèbres Hammam Bag du swoosh de l’équipementier américain n’a cessé de rendre hommage à sa culture à travers son label. « Quand, pour mon exemple, je pense et crée le Hammam Bag, je sais que depuis des siècles, il existe et est utilisé pour aller au hammam par les femmes le plus souvent mais pas sous cette forme. », nous confie Farah. « C’est le fait de l’inscrire dans notre vision contemporaine et mon influence streetwear et ma volonté de création, qui avec humilité va contribuer à inscrire la culture arabe. », ajoute-elle.
Le mot « hood » de Hoodjab prend d’ailleurs tout son sens lorsqu’elle souligne que les mouvements de ces dernières années notamment le mouvement Black Lives Matters sert à toutes les communautés. Comme un cri à l’unisson.« Ici noirs, arabes, asiatiques et les personnes racisées se côtoient dans une logique multiculturelle et c’est ce que j’évoque dans le « Hood » de Hoodjab, un front qui se veut commun et non utopique. », souligne-t-elle. Une dynamique qu’elle illustre par le dernier lookbook intitulé « From Tangier to Château Rouge » et shooté par Jinane Ennasri pour Maison Château Rouge.
Pour Farah, l’évolution de la visibilité des cultures arabes tient sa genèse de ses grands évènements historiques et se répand dans la street-culture aujourd’hui à l’aide de l’art et plus précisément de la mode et de la musique.« On a eu la Marche des Beurs en 1983, on a eu notre Printemps Arabe dès 2010 et on ne doit pas l’oublier. Je ne dis pas que c’est assez mais ça a pleinement contribué à nous rendre visible et nous devons le poursuivre, le taff de marque comme Casablanca ou l’émergence plus forte d’Hamza avec son identité sur Paradise y contribuent. », explique-t-elle.
« Oui je suis arabe, oui je suis designer et oui je suis voilée et ce n’est pas pour autant que mon esprit l’est. Je sais ce que je représente et je me battrais toujours pour que celles et ceux qui me succèdent soient le plus libre possible. », répond Farah quand on lui demande si le fait d’être arabe apporte forcément une dimension politique à son travail. Pour la jeune créatrice, il ne s’agit pas d’une lutte à caractère politique mais de simple bon sens.
Personnellement, j’ai envie d’avancer sur ce sujet dans mes prochains projets, de créer encore plus de représentation. Montrer que nous existons, ne pas laisser notre héritage culturel devenir uniquement une tendance qui peut s’essouffler le temps de deux Fashion Week.
– Farah Ack, créatrice d’HoodJab
Dünya, créatrice d’IsisDünya
Dünya Boukhers est d’origine turco-algérienne. De cet héritage familial, elle s’inspire et donne naissance à ses créations riche en imprimés psychédéliques et animaux. Celle qui puise son inspiration de la garde-robe de sa grand-mère, dans une Algérie des années 70, appose son logo écrit en lettres arabes sur ses cagoules façon hijab, jupes à volants et robes à découpes. « En 2018, j’en avais marre de sortir avec ma djellaba le week-end sans me prendre des regards de travers lorsque j’habitais dans le 11ème arrondissement alors j’ai monté une collection de bombes, baggy, salopette avec des broderies algéroises dessus, je pouvais sortir avec tranquille et je voyais les regards changés dans mon quartier. », nous explique-t-elle. Depuis 2020, elle travaille exclusivement à l’aide de stocks dormants ou de trouvailles en brocante et chez Emmaüs. « Il y a beaucoup de motifs, du léopard, du zèbre et beaucoup de fleurs kitsch, c’est là encore une fois un clin d’oeil à l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient ou l’Amérique du Sud où on retrouve beaucoup ces jerseys. », ajoute-elle.
De ses étés passés à Alger, elle tire son manifeste sur l’inclusivité et l’importance de l’unité et du vivre ensemble. « J’ai grandi à Paris en allant en vacances tous les étés à Alger, forcément lorsque j’ai monté IsisDünya, l’inclusivité a été l’idée primordiale de mes collections. Du trikini à la burqa en passant par le hijab j’ai voulu représenter toutes les femmes sans distinction. Malheureusement en 2022 en France, être inclusif devient un combat politique mais je pense qu’ailleurs ça n’aurait pas eu la même connotation. », confie Dünya.
Et quand la culture issue du monde arabe se fait pointer du doigt au sein de la sphère publique, la créatrice d’IsisDünya, elle, essaie de s’en préserver un maximum en mariant son héritage familial à son chez-soi, ici, en France. « Ma grand-mère me dit toujours que la meilleure réponse est l’ignorance. Il faut garder son calme même si parfois tout ce qui se passe est illégitime. Nous, algériens, on s’est fait colonisés 130 ans par la France pour qu’on nous dise aujourd’hui qu’on est pas chez nous. Je suis née, ici, à Paris, la France c’est chez moi, même si l’Algérie et la Turquie auront toujours une plus grosse place dans mon coeur de par mon histoire familiale. ». Ce mariage des cultures, on le voit aisément dans son processus de production. « Personnellement, la création pour moi c’est assez exutoire. Ça m’a beaucoup calmé aussi. Je pense qu’on peut tous changer quelque chose à notre échelle, c’est pourquoi je crée des collections avec des hijabs et des vêtements plus couvrants, pour pouvoir proposer aux copines voilées d’autres moyens de s’habiller. », explique-t-elle.
Pour donner plus de parole à la création inspirée d’un héritage oriental et/ou africain, elle soutient la jeunesse, notamment celle issue des minorités. Une des causes d’ailleurs qui lui tient particulièrement à coeur. « Il faut surtout donner les bons outils aux futures générations qui sont en train de grandir dans une haine déferlante. La représentation est très importante pour les jeunes, je fais des interventions à Aulnay-sous-Bois dans une école de mode qui s’appelle 93lab. Et les jeunes la-bas viennent pour la plupart de milieux sociaux pas faciles, c’est super important de leur montrer qu’on peut s’en sortir en tant qu’arabe. », conclue-t-elle.
La Modest Fashion elle, proposant un style vestimentaire modest, souvent à destinations des femmes musulmanes mais pas que, peinent à s’installer en France même si des initiatives fleurissent pour faire éclore une véritable scène dans l’hexagone.
2 novembre 2022