Ouafa Mameche avec sa maison d’édition Faces Cachées demande aux rappeurs de se raconter. Rencontre.
Pourrait-on oublié ceux qui ont construit le rap en France ? Ceux qui en sont les précurseurs ? À l’heure où la culture est forcée de tourner au ralenti et où le futur est pour certains anxiogène et incertain, on peut se tourner vers l’histoire pour se rassurer. Voir qu’avant nous aussi les combats et les obstacles ont été multiples. Des histoires de vies et des parcours faits d’embuscades que le rap français a eu tendance à oublier d’archiver. Et même si on se plait à retrouver de vieux documentaires chargés illégalement sur Youtube, qu’en est-il de la littérature ? Les dinosaures du rap français ont-ils eu le musée de pages qu’ils méritaient ? Ont-ils eux aussi pensé à se raconter en dehors de leurs chansons ? La réponse est non. Alors Ouafa Mameche, avec ses éditions Faces Cachées vient y remédier avec l’envie féroce qu’on se rappelle. La jeune femme que nous avions rencontré il y a quelques années aux côtés de Médine, enfile plusieurs vestes. Celle de responsable éditoriale des contenus musique de Redbull, de plume pour l’Abcdr du son et s’ajoute le brassard de co-fondatrice de la maison d’édition Faces Cachées. Elle vient d’éditer « Les liens sacrés », livre dans lequel le rappeur et fondateur de la Mafia K’1 Fry, Manu Key, se raconte. Rencontre.
Commençons fort, tout le monde se rappelle de la vidéo dans laquelle Koba LaD dit ne pas connaître IAM. Je me rappelle aussi avoir moi-même expliqué qui était Doc Gynéco à un jeune rappeur qui se souvenait de lui comme « du mec dans TPMP ». Est-ce que ce sont ces anecdotes qui t’ont donné envie d’archiver le rap français ?
C’est d’abord ma passion qui m’a donné envie d’archiver le rap. En tant qu’auditrice d’abord, j’ai toujours envie d’en connaître le plus possible, puis en tant que journaliste. Je pense qu’inconsciemment, chaque journaliste mène déjà ce travail, même s’il porte sur le temps court avec des interviews axées sur l’actualité. En voulant me documenter pour des projets, je me suis rendu compte que certaines périodes du rap n’étaient pas sourcées. Il a fallu que je retrouve des anciens magazines spécialisés, certaines vidéos qui n’étaient plus sur la toile, interroger les protagonistes, racheter des CDs car beaucoup d’albums ne sont pas disponibles sur les plateformes… Le livre permet de compiler toutes ces informations, de les mettre en ordre, de les croiser. Je suis historienne de formation et c’est comme ça que je réfléchis. Si on n’écrit pas notre histoire, surtout dans un pays où le format livre légitime beaucoup de choses, elle sera écrite d’une mauvaise manière par d’autres. Avant cette volonté de transmission, je voulais patrimonialiser un savoir et rendre hommage à ses artisans.
L’Histoire avec un grand H du rap français risque-t-elle d’être oubliée par les jeunes générations ?
Cette histoire risque d’être oubliée si elle n’a pas été transmise, et ce n’est pas la faute des jeunes générations. On ne peut pas reprocher à un adolescent né en 2005 de ne pas connaître les albums de 1995. Mais on se doit de lui expliquer ce qui a existé et de lui fournir les matériaux nécessaires s’il a envie de creuser. Les rappeurs eux-mêmes le font de plus en plus dans les références qu’ils mettent dans leurs textes. Il y a une génération d’artistes entre 25 et 30 ans qui a aussi envie de rendre hommage à ses aînées (Alpha Wann, Dinos, Kalash Criminel, Zikxo…). Les documentaires se développent aussi de plus en plus, tout comme les podcasts, les séries et les films. Tous les jeunes ne sont peut-être pas intéressés mais il ne faut pas négliger la part que représentent ceux qui peuvent l’être.
Plusieurs documentaires ont fleuri sur la toile, ils sont nombreux à reposer les bases, à narrer les débuts de ce courant en France. Tu as choisi de le faire sous format livre avec notamment la publication du livre « Les liens sacrés », écrit par Manu Key, rappeur et fondateur de la Mafia K’1 Fry. Peux-tu nous parler de la genèse de ce livre.
Manu Key avait l’envie, voire le besoin, de raconter son histoire dans un livre. Il en a parlé à Rocé, son ami de longue date, qui lui a soufflé le nom de notre maison d’édition. Avec Faces Cachées, il était évident pour nous que nous publierions des livres autour du rap, mais nous ne savions pas encore comment embrayer la première pierre de cet édifice. Et l’occasion s’est présentée d’elle-même.
« Vingt ans en arrière, j’avais un rêve. Je croyais sincèrement que la musique hip-hop pouvait nous rassembler et nous permettre de surmonter ensemble les épreuves de la vie », écrit Manu Key dans son livre. Cette phrase est tirée du passage où il raconte la mort de DJ Mehdi, elle témoigne d’une grande sincérité. Comment as-tu travaillé avec Manu ? Est-ce qu’il t’a laissé carte blanche ?
C’est un livre qui a pris un peu de temps car il fallait interroger Manu lors d’interviews, confronter les sources, les vérifier, les ordonner, pour en faire un livre qui a du sens et qui touche sa cible. L’histoire de la Mafia K’1 Fry a déjà été documentée, il fallait apporter des nouvelles informations et anecdotes. Surtout, le plus délicat est de faire parler un homme sur ses blessures, qu’elles soient familiales, amicales, professionnelles ou amoureuses. Il fallait qu’on ressente son vécu et sa personnalité. Informer tout en faisant passer de l’émotion est un équilibre difficile à trouver.
La préface est signée Kery James. Peux-tu nous donner ton passage préféré de cette préface.
« C’est Manu Key qui m’a emmené voir Boyz N the Hood de John Singleton au cinéma. Et en regardant ce film, j’ai compris qu’il n’y avait « pas un voyou qui fasse long feu » et j’ai su que les chemins de l’illicite menaient à un cul-de-sac. J’ai aussi compris, car c’est également le propos du film, qu’il y a des choix qui peuvent transformer nos vies à jamais et que savoir dire “non” au groupe était une nécessité ». Ce passage mêle transmission, culture et expérience de vie.
D’autres rappeurs se sont-ils manifestés pour raconter à leur tour leur histoire ? Vas-tu aussi en solliciter même s’ils n’ont pas encore ce projet d’écriture en tête ?
Plusieurs rappeurs se sont manifestés oui, que ce soit une simple volonté ou avec un texte déjà entamé. Ils ont aimé notre façon de travailler, dans l’amour et le respect de cette musique. Nous avons une autre idée en tête pour une autobiographie que nous venons de lancer. Ce ne sont vraiment pas les idées qui manquent mais il est important de penser à ce qu’apportera un livre à l’artiste, au public et à l’histoire de la musique.
Avec Faces Cachées, ta maison d’édition, tu as la volonté de retracer tout une époque du rap qui pourrait finir par être oubliée mais qui n’a également parfois jamais été racontée. Quel est le plus dur dans ce travail de recherche ?
Le plus dur dans ce travail de recherche est de concilier les egos et les rapports entre les acteurs du rap. Avant d’être des rappeurs, ce sont surtout des individus qui peuvent avoir des relations compliquées entre eux. Ajouté à cela les histoires artistiques, de notoriété ou d’argent, le mélange peut être explosif. Il faut donc trouver des personnes qui acceptent de parler dans un bon état d’esprit, qui donnent leur vision des choses après avoir réalisé un travail de remise en question et avoir pris du recul.
Le rap aurait-il oublié de se raconter ou aurait-on oublié de raconter le rap FR finalement ?
Je pense que le rap ne s’est pas posé la question car il s’agit d’une musique en perpétuel mouvement, qui regarde vers le futur. Les modes et les carrières passent très vite et beaucoup ne souhaitent pas parler du passé, pour ne pas être enfermés dans une période révolue. Ils ne veulent pas parler des autres non plus. Il faut prendre de la hauteur pour se raconter, être au centre d’une histoire ne favorise pas cette narration. C’est pour ça qu’il y a des journalistes, des écrivains et des éditeurs. Il faut une vision plus large et moins concernée pour recontextualiser des évènements. Il fallait bien une bonne quarantaine d’années pour que cette vision soit mature et précise, c’est pour ça que les livres explosent ces dernières années.
Tu officies pour L’Abcdr du son et tu as aussi été chef de projet au sein du label historique Din Records de Médine. Comment démarre ton histoire avec le rap ?
Mon histoire avec le rap démarre au collège dans les années 2000. Je tombe dans cette musique comme les jeunes de mon âge grâce à la télé et la radio. Ce sont surtout les textes qui m’ont touchée et aidée à comprendre le contexte sociopolitique d’un pays dans lequel j’étais arrivée quelques années auparavant. J’aime quand le rap me raconte des histoires vraies et m’ouvre l’esprit. C’est ce qui m’a poussée à faire un master d’histoire et à vouloir, à mon tour, raconter les histoires des autres.
« Les liens sacrés » par Manu Key aux éditions Face Cachées est en vente ici.