En étant accusée d’entrisme à cause de sa tenue modeste, l’influenceuse Léna Situation prouve une chose : sur le tapis rouge, comme ailleurs, la tenue d’une femme arabe est toujours politique.
“La France m’a fait devenir arabe avant que je ne le sache moi-même.” Prononcés par l’auteur du livre “Et un jour je suis devenu arabe” Anas Diaf dans les colonnes du Bondy Blog, ces mots pourraient aussi bien être ceux de l’influenceuse Léna Situations, qui a récemment été confrontée à une vague raciste dans les médias. Au festival de Cannes la jeune femme est apparue dans une robe longue de la marque des soeurs Olsen « The Row », avec un voile enroulé autour de ses cheveux. Ce style a conduit Déborah Abisror-de Lieme, secrétaire générale du groupe Ensemble pour la République à l’Assemblée nationale, à accuser l’influenceuse de faire preuve d’entrisme. En d’autres termes, l’influenceuse serait soupçonnée d’encourager une forme d’islamisation. En pleine sortie d’un rapport commandé par Gérald Darmanin sur l’influence des Frères Musulmans en France. Qualifié par son successeur Bruno Retailleau, « de menace pour la nation ».
La tenue était pourtant pile dans le thème de cette édition du Festival de Cannes qui a bien insisté sur la “décence” obligatoire pour la montée des marches, en bannissant la “nudité” et les robes trop volumineuses du dress code. Sauf que, Léna Situations est une femme arabe. De quoi l’associée immédiatement aux Frères Musulmans; comme la journaliste Christine Kelly qui sur CNews accuse la jeune femme de «s’habiller à la mode des Frères musulmans».
Modest fashion ou quiet luxury ?
Se pose alors la question : où débute la “modest fashion” ? Comme le rappelle un article du Guardian justement appelé “Quand la modest fashion devient-elle désirable ? Quand on la qualifie de quiet luxury”, le minimalisme n’a pas la même portée selon la personne qui l’incarne. Quand Sofia Richie (reine de la tendance “quiet luxury” sur les réseaux sociaux) arbore une robe Chanel particulièrement couvrante pour son mariage avec le producteur musical Elliot Grainge, elle est encensée sur TikTok. Là où, en portant des tenues similaires, les femmes musulmanes sont quasi-systématiquement renvoyées à une supposée oppression.
Interrogée par Mamamia, l’influenceuse australienne Nawal Sari résume : “En raison de l’islamophobie, la mode pudique pour une femme musulmane a toujours été perçue à travers le prisme de la domination masculine, de l’oppression et du « retard ». Contrairement aux discours à la mode utilisés pour décrire la façon dont Sofia Richie est acclamée en ligne, cela en dit long sur les préjugés”.“
C’est une histoire vieille comme le monde, souligne Noor Elkhaldi, créatrice de mode et animatrice du podcast Arab-American Psycho, dans une interview accordé à NYLON, Une femme voilée porte une jupe sur un jean, et on se dit : « C’est tellement triste.» Mais des années plus tard, quelqu’un d’autre le fait, et on se dit : « Oh, waouh, tu es une créatrice de mode »”.
Car il ne faut pas se leurrer : si, il y a quelques années, se voiler et/ou s’habiller de façon pudique n’était pas particulièrement accessible en raison du manque de propositions, aujourd’hui, les marques ont flairé le filon. Section “modest” sur ASOS, collections pudiques chez ARKET, Zara ou Max Mara, voiles omniprésents sur le dernier défilé Gucci, djellabas chez Giambattista Valli… La “modest fashion” prend du galon. Mais ne dit surtout pas son nom. “À la Fashion Week de Paris, nous avons vu des pièces qui couvrent la tête sur les podiums et des tenues renvoyant à la modestie, alors que le pays interdit aux athlètes musulmanes de porter le hijab aux Jeux olympiques de 2024 et interdit les abayas à l’école”, tacle Noor Elkhaldi. Une hypocrisie française tristement incarnée par Léna Mahfouf. Car si la robe large et le tissu dans les cheveux de l’influenceuse ont déchaîné les passions, le voile Dior de Juliette Binoche porté sur le même tapis rouge a, lui, fait chavirer le cœur des rédactions mode. “L’actrice a illuminé le tapis rouge”, peut-on par exemple lire sur Vogue quand Madame Figaro parle d’une “capuche immaculée”. Jamais d’un voile.
Une impossibilité d’exister
Le problème avec Léna Situations, c’est que, quoi qu’elle porte, il ne s’agira jamais de la bonne tenue. Sur le plateau de CNews, l’éditorialiste Christine Kelly ose, en comparant différentes tenues de l’influenceuse : “Elle joue de temps en temps le petit côté sexy, de l’autre, le petit côté djellaba”. Une comparaison également réalisée par Deborah Abisror-De Liem qui a juxtaposé deux photos de la YouTubeuse pour son tweet assassin, dans lequel on peut lire : “L’entrisme passe d’abord par les codes vestimentaires. C’est pourquoi l’imposer à des fillettes, c’est le fondement de l’infiltration de nos sociétés. Nos mères se sont battues pour que nos jupes puissent être courtes.” Avant de le supprimer et de présenter des excuses à Léna Situations, suite à l’ampleur de la polémique.
🔴 Scène hallucinante sur CNEWS : Christine Kelly accuse Lena situations de « s'habiller à la mode des Frères musulmans »
— L'insoumission (@L_insoumission) May 22, 2025
Une nouvelle sortie islamophobe de la chaîne de Vincent Bolloré qui va jusqu'à accuser les marques de luxe « d'entrisme ». pic.twitter.com/zbEvr6ZFC6
Lena Situations’ The Row dress at Cannes is coming under fire, not from fashion critics but from Deborah Abisror De Liem, Secretary General of Macron’s Ensemble coalition. She posted before/after photos of Lena, implying a shift toward Muslim dress codes accusing her of “entrism” pic.twitter.com/pZ7NR2x8BW
— Louis Pisano (@LouisPisano) May 22, 2025
Le problème, c’est qu’en plus de faire un raccourcis profondément raciste, la Macroniste occulte toutes les polémiques qui ont touché la jeune femme les années précédentes, justement en raison de sa tenue. Trop grosse, trop dévêtue, trop vulgaire, pas assez respectueuse de son compagnon (oui oui) : chaque année, ses robes sont passées au crible. Une situation qu’elle a manifestement voulu éviter cette année, à en croire une interview livrée sur le tapis rouge à Marie Claire : “Je voulais me sentir à l’aise. Je ne me sens pas hyper bien dans mon corps en ce moment, du coup, j’ai mis une robe pour cacher un peu ça, ça me fera pas de mal. Et en même temps, je voulais casser un petit peu les silhouettes habituelles et au contraire me donner du love”. Touchée par cette récupération politique, Léna Mahfouf a ensuite réagit sur ses réseaux sociaux, reprenant la formule de Deborah Abisror-De Liem : “Une pensée à nos mères qui ont marché pour que nous puissions CHOISIR nos vêtements. Merci. Et une pensée encore plus grande aux femmes musulmanes qui vivent ces jugements au quotidien mais sans le soutien d’Internet pour les défendre.”
Un effet théorisé par la journaliste et auteure de “Notre dignité : Un féminisme pour les Maghrébines en milieux hostiles” Nesrine Slaoui qui parle ici d’arabisgynie. Sur Instagram, elle assure que Léna est “le miroir grossissant de ce que chaque femme maghrébine vit”. “L’arabisogynie est un terme que j’ai inventé pour qu’on puisse se défendre, c’est une misogynie spécifique contre les femmes maghrébines qui nous classe en deux catégories : la beurette, la dévergondée, et la voilée, la soumise, détaille Nesrine Slaoui sur ses réseaux sociaux, Les deux sont fétichisées mais l’une est présentée comme plus (voire trop) émancipée que l’autre. Si, en même temps, le fantasme persiste de dévêtir les femmes perçues comme arabes – ce qui se joue ici avec Lena -, moins vêtues, elles sont jugées vulgaires. Bref, c’est une impossibilité d’exister”.
Une limite dont a visiblement conscience Léna Situations qui, hasard du calendrier, s’est retrouvée à parler de son rapport à la mode dans une vidéo YouTube avec Elise Lucet. Lucide, elle déclare : “Je suis une version maghrébine acceptée par la publicité en France. Je pense vraiment que si j’étais une femme voilée, avec des traits se rapprochant de ce que les gens pensent être une « rebeu » en France, je n’aurais pas les mêmes opportunités que j’ai aujourd’hui.”
« En France, le hijab est illégal, mais le foulard est chic »
En 2022, alors que le débat sur le port du hijab pour les sportives française en compétition s’ouvre, Vogue France publie une photo sur Instagram montrant l’actrice et mannequin Julia Fox portant un foulard avec pour légende : “Oui au foulard” (elle a depuis été modifiée). Ce qui avait alors déclenché la colère des internautes. Dans les commentaires, on pouvait par exemple lire : “Le foulard, c’est bien tant qu’une musulmane ne le porte pas correct @VogueFrance ?”, “Comment pouvez-vous poster sur le foulard sur une femme blanche mais le faire interdire dans votre pays pour les femmes musulmanes ?” ou “En France, le hijab est illégal, mais le foulard est chic”. Étrangement, la mode modeste et même, allons plus loin, la mode musulmane, n’a jamais eu autant de couverture médiatique. Pourtant, les femmes musulmanes, elles, continuent d’être écartées de l’industrie.
Célèbre pour être la première femme à avoir porté le hijab en couverture de Vogue, la mannequin Halima Aden annonçait, en 2021, quitter le monde de la mode. “Avec le recul, j’ai fait ce que j’avais dit que je ne ferais jamais. C’est-à-dire faire des compromis pour m’intégrer.” Dans un post Instagram, elle explique avoir ressenti une pression pour paraître plus “sexy”, et que son hijab était, aux yeux de l’industrie, un accessoire avec lequel s’amuser plus qu’un emblème religieux.
Et c’est bien le problème avec la modest fashion telle qu’on la conçoit aujourd’hui, dans un contexte occidental : certes il y a plus de propositions, mais est-ce que les marques incluent réellement le premier marché auquel se destinent ces vêtements couvrants ? Pour Reina Lewis, professeure d’études culturelles au London College of Fashion, “les employeurs et l’industrie de la mode doivent apprendre le langage de la mode pudique.” Et ça, ça commence avec une véritable intégration des communautés musulmanes. Que la mode le veuille ou non.
28 mai 2025