Alors que les particuliers et les marques se mettent à la revente, l’association voit la qualité de ses dons impactée.
Le marché de la seconde-main explose. Dans une étude publiée en février 2022 on apprenait que 70% des moins de 35 ans achètent au moins « souvent une catégorie de biens de seconde main ». 45% déclare même en acheter tout le temps. Si les enjeux écologiques et l’inflation participent à favoriser ce nouveau mode de consommation, Valérie Fayard, directrice générale déléguée d’Emmaüs France, s’inquiète. L’association fondée par L’Abbé Pierre ressent déjà les effets négatifs de ce grand emballement autour de la seconde main. Car derrière les arguments écologiques avancés se cache aussi un nouveau modèle de surconsommation.
« On est très contents que les Français adoptent ce réflexe, mais cela pose aussi certains problèmes. Certaines plateformes de seconde main, et elles ne s’en cachent pas, incitent les consommateurs à acheter des produits neufs en leur disant que s’ils ne conviennent pas, ils pourront les revendre facilement. Il s’agit clairement de les pousser à la surconsommation, et non à une consommation responsable. Le tout sous couvert d’économie circulaire. C’est devenu une frénésie pour certains, qui n’arrêtent plus d’acheter et de revendre. Dans ce cas, ce n’est pas forcément une bonne chose », explique la directrice dans les colonnes de La Dépêche. Maud Sarda, Co-fondatrice et Directrice du Label Emmaüs, la boutique en ligne de l’association, lui emboite le pas : « Avant d’être marchandisée, la seconde main était synonyme de solidarité ».
Le don d’objets menacé par la start-up nation ?
Chez Emmaüs « la récupération de produits d’occasion est un vecteur d’insertion pour des personnes qui sont exclues », rappelle Valérie Fayard. Environ 15 000 personnes ont pu retrouver une place dans la société grâce à la récupération et au système solidaire mis en place par l’association depuis son lancement il y a 70 ans. L’objectif d’Emmaüs : « une seconde vie pour les objets, une seconde chance pour les personnes », se voit aujourd’hui fragilisé par un marché de la seconde-main qui cherche tout de même à faire des bénéfices. L’association voit également un changement notable dans la qualité et la quantité des dons. Notamment dans le textile. « Nous recevons désormais plus de dons, mais de mauvaise qualité. C’est terrible pour notre modèle, mais aussi sur le plan sociétal, car cela signifie que tout est marchandisé », explique Valérie Fayard. Autrement dit un top qui avant pouvait être donné à Emmaüs, a aujourd’hui plus de chance de finir sur Vinted.
« Le fonctionnement de notre modèle repose sur le don d’affaires – vêtements ou objets – de bonne qualité, car c’est précisément ce qui rapporte de l’argent. Si les gens se tournent en priorité vers les plateformes de seconde main, ils ne vont donner que ce qui n’aura pas été vendu, voire des affaires de mauvaise qualité. Chez Emmaüs, cela signifie que la part du recyclage va augmenter au détriment de la part du réemploi, et notre équilibre économique en sera forcément bouleversé », détaille la directrice. « Pour bien comprendre, il faut savoir que sur cent produits, soixante étaient réutilisés il y a 20 ans, le reste allant en recyclage. Aujourd’hui, seulement quarante-cinq produits sont réutilisés… C’est une baisse considérable, un réel bouleversement. »
Emmaüs peut-il concurrencer Vinted ?
Si Emmaüs a lancé son « eshop militant » en 2016, en proposant une plateforme en ligne de revente d’objets et de textile, La génération Z semble davantage friande d’applications comme Vinted, délaissant même le dinosaure du Bon Coin. S’éloignant par la même occasion du message éthique d’Emmaüs. Mais si l’association observe ce chamboulement du marché de l’occasion avec inquiétude, Valérie Fayard ne souhaite pas culpabiliser le consommateur. « Quand je parle d’une frénésie autour des plateformes de seconde main, je ne parle pas des personnes qui le font pour se nourrir ou payer leurs factures. La lutte contre la pauvreté et les inégalités est également un combat mené par Emmaüs, et il n’est absolument pas normal que des gens soient obligés de vendre leurs T-shirts pour pouvoir manger à la fin du mois. Mais il y a des consommateurs, qui n’ont pas ce type de problèmes, et qui se tournent vers ces plateformes pour percevoir de l’argent qui leur permettra de consommer à nouveau alors qu’ils n’en ont pas vraiment besoin », confie t-elle.
Pour continuer à exister et porter ses valeurs au plus grand nombre, Emmaüs souhaite se focaliser sur le développement de ses boutiques physiques. « L’objectif est de les rendre plus accessibles, en ouvrant en ville par exemple (…) Nous souhaitons en faire des lieux de vente, d’animation, et de rencontre. L’idée est de créer un lieu où les clients vont rencontrer des gens exclus, compagnons et salariés, mais aussi des bénévoles, pour créer du lien social et changer le regard sur la pauvreté« , termine Valérie Fayard.
En face, Zalando, les Galeries Lafayette, Pimkie et même les marques de luxe comme Gucci emboitent le pas de la seconde main. Certaines proposant même à la revente des pièces ne venant pas de leur propre marque. Même le secteur de la lingerie, alors qu’à priori acheter un soutien-gorge déjà porté peut rebuter, y croit. Etam teste en ce moment la vente de sous-vêtements d’occasion dans ses boutiques physiques. Alors la vraie seconde-main solidaire pourra t-elle faire face au capitalisme ?
22 juin 2022