Si certains acteurs du marché proposent des prix oscillant entre 15 et 30 euros, d’autres ont fait flamber le coût de ce petit caleçon noir. Explication de ce boom du legging avec deux spécialistes.
Decathlon, Nike, adidas ou même désormais des marques de lingerie proposent divers legging à des prix tous aussi divers. Si vous en trouverez pour une vingtaine d’euros, ce petit caleçon noir connait une démultiplication de modèles qui voit son prix grimper en flèche. Pour être fuselée il faut désormais mettre la main largement au porte-monnaie tant son prix n’est plus aussi slim que son allure. Alors comment cette pièce avant réservée à la pratique du sport, côtoie dorénavant les catwalk des Fashion Week, et pourquoi les marques de mode misent-elles sur ce produit comme un produit d’appel ? Décryptage du phénomène avec Victoria Camilleri, Consultante Mode et Tendances et Dinah Sultan, styliste et trendforcaster pour le bureau de style Peclers à Paris.
ANCRÉ : Comment expliques-tu que le legging, avant réservé à la pratique du sport, soit devenu un pantalon à part entière ? Quel est l’élément déclencheur ?
Victoria Camilleri, Consultante Mode et Tendances : Pièce phare des eighties, le legging est longtemps décrié jusqu’à un retour assumé dans nos placards. Quelques décennies plus tard, la mode se l’est réappropriée au-delà d’un vestiaire sportif. L’ère indie sleaze des années 2010 moule les corps : le pantalon est slim, le legging se porte seul ou superposé, suggérant une tendance teen hédoniste. Début 2020, un tout autre contexte social et la sortie d’un confinement inédit, nous ont recentré vers des besoins vestimentaires plus confortables et minimalistes. Le legging revient à la mode dans son usage primaire : la pratique sportive. La mode fitness a remis au goût du jour le legging qui se porte aussi au quotidien. C’est un vêtement qui offre une liberté de mouvement, inclusif et adapté à toutes les morphologies.
Dinah Sultan, styliste et trendforcaster chez Perclers : Si on remonte aux années 90, on a déjà des traces du legging dans le vestiaire commun, on appelait ça les caleçons ou les corsaires (Capris pants aujourd’hui), et c’était déjà des dérivés du vestiaire sportswear des années 80 en version très colorful. Le legging est ensuite tombé en désuétude pour revenir dans les années 2010 dans le vestiaire du sport performance, grâce aux avancées sur les matières techniques qui devenaient toujours plus flexibles, gainantes et respirantes. Plutôt plébiscité en noir, c’est pour son confort qu’il est plébiscité en premier, offrant une alternative aux jogs. Le legging vient aussi sublimer la jambe en la moulant parfaitement et en la lissant, il peut aussi se superposer à plein de style différents (très versatiles) : on le voit alors mixé avec du shirting, du sportswear, du blazer… En soit il n’y a pas de « fausse notes » avec un legging noir.
Pourquoi les marques ont-elles décidé de faire du fitness une véritable mode ?
VC : Le boom du fitness a donné aux marques de mode l’occasion de susciter un nouveau désir d’achat au sein de leurs gammes sportives. La collaboration entre un designer et une marque de sport est un outil marketing efficace, notamment quand il s’agit de dynamiser une enseigne ou bien d’ouvrir un nouveau chapitre créatif. Du côté des défilés, on peut observer que des looks peuvent être assemblés avec de pures pièces fitness comme le cycliste, la brassière et autres survêtements ; ou bien réinterprétés comme le legging, mille et une fois sublimé au cours des dernières saisons. Lors de la récente Fall/Winter 2024, les jeunes designers ont présenté des silhouettes très techniques comme chez Ester Manas ou chez Johanna Parv pour FASHION EAST. Enfin, côté luxe, comme ça avait été le cas avec le streetwear les maisons incluent tout autant l’athleisure à l’image de la dernière Pre-Fall californienne Balenciaga.
DS : L’athleisure est entré dans les collections dans les années 2014 – 2015, les marques de prêt-à-porter avaient besoin de trouver une nouvelle brèche capable de venir renouveler le casualwear vieillissant. Déjà le legging et le fitness en général sont des produits assez simples à produire et ne nécessitent pas de travail de patronage trop complexe (quand il s’agit de modèles plutôt essentiels), le fait que ces produits soient en maille en font aussi des pièces inclusives et permettent d’adresser un plus grand panel de tailles. C’est le fitness qui est devenu un phénomène de société, grâce à l’influence, et à la démocratisation des salles de sport. On se filme, on se photographie dans l’effort, avant, après, et donc l’outfit de sport est devenu un nouveau medium d’expression, sur lequel les marques ont tout à gagner.
Dans la dernière collab entre Jacquemus et Nike la quasi-totalité des pièces sont des pièces de fitness et pourtant, on n’associe pas du tout Jacquemus au sport. Pourquoi ont-ils choisi de surfer sur cette tendance ?
VC : 2024 est une année olympique mais aussi une grosse opportunité commerciale pour les marques. En fin flaireur marketing, Jacquemus intègre à sa collab le visage de l’athlète Sha’Carri Richardson : ce choix d’ambassadrice s’éloigne de ses muses habituelles. C’est à première vue une campagne sportive qui peut convaincre. Au niveau des produits, le choix de l’équipement fitness permet à Jacquemus d’élaborer une gamme sportive sur un terrain créatif familier : des lignes minimalistes, drapées et épurées. Mais la grosse surprise de ce lancement réside dans le design du SWOSH bag, un produit 100% logomania sur le fond et la forme.
DS : La collaboration entre Nike et Jacquemus est une hybridation très juste entre sport et mode créateur. Jacquemus a su au contraire partir de l’adn de nike qui est la performance, en y ajoutant sa dose de mode portable. Mais si on y regarde de plus près, les pièces sont plus issues du prêt-à-porter que du sport lui-même, elles sont construites comme ses collections : drappés, asymétries, volumes basculés, bretelles et straps décoratifs. Sha’Carri Richardson qui est l’égérie de ce drop, n’est d’ailleurs pas en position de performance, elle pose de façon statique, presque sculpturale, éloignant les pièces du territoire sportif pour les amener sur une esthétique presque haute couture. Ce sont deux marques qui performent très bien auprès de la genZ (la maroquinerie chez Jacquemus, les sneakers chez Nike), cela paraissait donc évident qu’elles se rencontrent pour créer une identité propre.
Les marques comme Oysho, Alo, Lululemon proposent des vêtements entre fitness, athleisure et concurrencent directement les marques de sport comme Nike et Adidas. Comment expliques-tu cet engouement ?
VC : Les disciplines de souplesse comme le yoga ou le Pilates se sont popularisées ces dernières années. L’engouement pour leur pratique résonne avec des tendances wellness qui ont explosé lors du confinement. Les marques comme Alo et Lululemon fédèrent une réelle communauté et leurs produits se développent autour d’une expertise plus ciblée que chez les marques de sport généralistes. Comme chez Oysho, où le legging lab présente le produit de manière ultra spécialisée voire sur-mesure (coloris, longueur et tailles ajustables) et où les designs de plus en plus élaborés se rapprochent d’un équipement plus stylisé et « prêt-à-porter ». Ces marques fitness plaisent et adoptent une tendance qui a le vent en poupe : le quiet luxury, alors que Nike et Adidas mettent en avant graphisme et logo.
DS : En réalité ce n’est pas une histoire de concurrence mais plutôt d’une montée en expertise du secteur. Les marques citées sont reconnues pour leur savoir-faire sur les sports doux (yoga, pilates) qui nécessitent un bon maintien et une grande flexibilité (d’ailleurs, Lululemon est devenu connue grâce à son legging « camel-toe proof »). Elles ont su surfer sur une esthétique plus lifestyle, sortant leurs vêtements de la pratique du sport pour superposer les produits à des moments du quotidien. Ces marques ont aussi un ADN américain, territoire du casualwear, où l’on va tout autant en cours, au travail, faire ses courses en legging, c’est ce lifestyle, qui est promu. En plus d’un langage autour du well-being portés par les sports doux, on séduit par une esthétique de clean girl. La différence avec les équipementiers c’est aussi le minimalisme voire l’anonymat des pièces. Chez Nike ou adidas, les produits sont souvent hyper brandés avec des logos très contrastés et visibles alors que chez les concurrents experts le marquage est plus discret, moins ostentatoire et permet donc de porter les pièces plus facilement.
La brassière de sport adidas x Stella McCartney coûte 100 euros, la brassière Nike x Jacquemus coûte 88 euros. Les gens ont-ils autant de budget à dépenser dans des affaires de sport ?
VC : Tout dépend de l’usage que l’on en fait. Beaucoup de personnes s’approprient leur séance de sport comme un moment où l’on lâche prise avec son image quand d’autres l’accessoirisent à la pointe des tendances. Il est évident que le commun des mortels ne priorise pas un budget aussi important pour une seule pièce de sport quand tout un équipement peut être acheté à ce prix-là.
DS : Le sportswear n’est pas un secteur plat, comme tous les marchés spécifiques il existe une montée en gamme. Comme dans le le luxe où le prix représente la garantie d’un savoir-faire, dans le sport le prix représente la technicité et l’expertise du produit, et donc il existe une clientèle, qui pratique ou plutôt « geek » qui apprécie ces propriétés techniques. Ce n’est certes pas ce qui se vend le plus mais il existe un public avide d’innovations. Quant aux pièces en collab créateurs, on vend une addition mode qui va venir chercher une clientèle plus hybride, parfois collectionneuse, ou à la recherche d’exclusivités.
Est-ce-que le legging vit aujourd’hui la même inflation que la sneaker ?
VC : En quelque sorte oui, car les maisons de luxe se sont emparées du marché comme ça avait été le cas avec les sneakers il y a quelques années. CELINE, Saint Laurent ou Mugler, positionnent leurs modèles de leggings à plusieurs centaines d’euros, et érigent le caleçon de sport au niveau d’une pièce couture. Comme pour la sneaker, si la tendance a pénétré le segment luxe de l’industrie, il se peut que l’on observe monter son coût au sein des marchés semi-luxe et premium.
DS : Difficile de comparer les courbes des sneakers et des leggings, la sneaker est devenue une monnaie d’échange et un indicateur avec son propre système boursier, avec ses afficionados et ses propres systèmes de drop. Ce n’est pas le cas pour le legging qui n’a pas un ecosystème aussi complexe. Le legging le plus vendu et le plus revendiqué est le basique noir, et plus on monte en fantaisie plus la pièce devient « distanciante » donc difficile à porter, alors que c’est l’inverse pour la sneaker qui devient plus désirable quand elle se complexifie. On retient plus facilement des modèles sneakers que des leggings. Faites le test, et vous verrez que personne n’est capable de nommer un modèle en particulier de legging alors qu’il est facile de citer 3 modèles sneakers de Nike différents.
20 mars 2024