Il paraît que « la femme brode, et que l’homme écrit ». Que faire alors des nombreux artistes masculins qui s’emparent du fil et de l’aiguille pour dire autre chose d’un artisanat encore trop genré, et d’une masculinité encore trop caricaturale ? Rencontre.
“La broderie est plus associé à la femme, car c’est quelque chose que l’on pratique au sein du foyer, nous lance Amine Habki, artiste textile tout juste diplômé de l’École nationale supérieure d’art de Paris-Cergy. “Cependant beaucoup d’hommes brodent également. Par exemple, les broderies sur les caftans au Maroc sont principalement réalisées par des hommes,” rappelle également le jeune homme de 24 ans qui s’attèle, dans sa pratique, à réconcilier l’homme avec son corps, mais aussi avec l’histoire d’une pratique : celle de la broderie. Car en effet, si, dans l’imaginaire collectif, la broderie est une affaire de femme, les garçons cousent et tissent eux aussi, et ce sans craindre pour leur virilité.
Attendre au coin du feu
Pourquoi la broderie serait-elle l’apanage des femmes ? Parce que c’est ainsi que l’Histoire l’a voulu, rappelle Amine, “Sur le plan de l’art, on a souvent associé aux hommes des matériaux dit “nobles et imposants”, autant par la taille que par le poids”. Selon lui, même aujourd’hui, “on s’attend encore à des gestes spectaculaires de coups de pinceau”. Peut être est-ce pour cette raison qu’Alassane Koné, artiste textile malien, s’est d’abord tourné vers le métal pour ses créations ? “J’ai commencé le tissage avec du fil de fer. Mais je trouvais mon travail plus intéressant avec de la couleur, car c’était une manière pour moi de faire de la peinture autrement et avec plus de volume. Je me suis alors tourné vers le coton”.
Une dualité femme/tissu et homme/métal dont le premier exemple occidental est hérité de l’Antiquité et de la célèbre toile de Pénélope de L’Odyssée d’Homère. Absent durant vingt ans suite à la guerre de Troie, Ulysse laisse une Pénélope éplorée à Ithaque, dont la fidélité à toute épreuve lui fait refuser toutes les avances de ses prétendants. Pour passer le temps et en gagner, l’épouse trouve une ruse : elle se mariera à nouveau le jour où elle aura fini sa tapisserie, qu’elle fait le jour et défait la nuit. En bref, alors que son homme maniait l’épée, elle se servait de l’aiguille.
Une dichotomie que l’on retrouve à la période médiévale, où les dames de la cour ornent des vêtements de broderies tandis que les chevaliers partent au combat. Puis, au XVe, la broderie devient l’atout des filles de bonnes familles, que l’on entraîne à coudre pour décorer un trousseau de mariage. En bref, des siècles et des siècles qui ont façonné l’imaginaire collectif, dont les générations actuelles tentent peu à peu de se détacher. “Aujourd’hui les visions changent, et je pense participer à ce renouveau en étant dans un geste lent et minutieux”, souligne Amine Habki.
Tisser du lien
Pourtant, comme l’a rappelé Amine en parlant des brodeurs marocains, partout dans le monde, les hommes tissent, cousent, et travaillent le tissu sans que leur contribution ne permettent de dégenrer la pratique de la broderie dans l’imaginaire collectif. Cette histoire complexe et plurielle, le 19M en a fait son fer de lance, en multipliant les événements tournés autour du fil (et qui rend d’ailleurs actuellement hommage à l’emblématique Maison de broderie Lesage) pour inscrire les travaux d’aiguille dans une programmation contemporaine. En 2022, Yassine Mekhnache, artiste visuel autodidacte mêlant peinture et broderie dans ses travaux, y a d’ailleurs été invité en 2022 pour présenter une monographie, intitulée « Murdiya », dans laquelle il est revenu sur les différentes façons d’aborder cet artisanat à travers le monde.
Point de Fès marocain, Zardozi indien, Rumi nigérien… Non, ces techniques de broderie ne servent pas simplement à personnaliser son napperon de table, mais constituent un pan essentiel de la création et de l’éducation dans de nombreuses régions du monde. “Le tissage occupe une grande place dans dans les cultures et traditions maliennes”, nous indique Alassane, lui même invité par le lieu lors de l’exposition « Sur le fil : broderies et tissages » présentée à la galerie lors de l’été 2023.“Plus qu’une affaire de femme, c’est tout d’abord une valeur culturelle en Afrique et particulièrement au Mali, qui est transmise de génération en génération. C’est aussi un moyen de communication car chaque fil, chaque couleur témoigne de la noblesse du savoir être et faire de celui qui passe du temps à confectionner.”
Pour lui, être brodeur, c’est avant tout être un humain accompli, avec tout le bagage historique et culturel que cela implique, “Au-delà de tout aspect esthétique, le tissage occupe une grande place dans l’enseignement de chaque individu, en tant qu’être et citoyen. À travers le tissage, on fait également le lien entre les familles, les générations, entre l’humain et la nature…”
Né en 1995 à Bamako (où il vit et travaille encore aujourd’hui), Alassane Koné fait du fil de coton l’élément central de sa pratique dès 2018 pour créer des tapisseries contemporaines, inspirées dans un premier temps par les travaux des femmes de sa famille, inspiration qu’il a largement dépassé depuis. “Certes, il est de coutume de voir nos mamans, sœurs faire du tissage soit pour confectionner des rideaux, des vêtements. Alors, forcément, l’influence est là depuis l’enfance. Mais, en tant qu’artiste, je me situe au-delà des regards et jugements populaires en matière d’appartenance, féminine ou masculine, des métiers d’aiguilles. Je trouve que mon œil d’artiste apporte un autre regard sur l’aspect visuel et conceptuel du tissage ou de la broderie”, développe-t-il.
Même son de cloche du côté d’Amine Habki, dont les réalisations textiles ont déjà séduit de nombreuses institutions, de la Villa Noaille (Hyère) au Centre Pompidou en passant par le Salon de Montrouge. “C’est en effet lors de visite familiale que j’ai commencé à développer un intérêt pour le textile. J’étais attiré par les objets, notamment les rideaux et les canapés. J’aimais leurs motifs et leurs couleurs et je rêvassais en les regardant jusqu’à y voir d’autres formes jaillir, se souvient-il, “Le salon, c’était donc mon premier accès à ma culture marocaine, étant né en France”. Une manière de tisser du lien, littéralement, avec son histoire.
Coudre pour réparer
Cette histoire, elle est elle-même genrée et pleine de biais, notamment colonialistes, comme le souligne Amine Habki, “On a hérité de courants artistiques essentialisant et fétichisant”. Devenir un artiste, maghrébin qui plus est, dans une société pleine de clichés relève alors du véritable parcours du combattant. Quelle pratique pour quelle personne ? Quel sujet explorer ? De quelle manière ? En résumé : dans quelle case rentrer pour ne pas déranger ? Un héritage lourd à porter qui a pesé sur l’imaginaire du jeune Amine, qui se souvient : “Les récits que j’aimais quand j’étais enfant ne montraient les hommes qui me ressemblaient que dans certains rôles uniquement. C’était les criminels, les terroristes, les braqueurs, les truands…” Comment exister lorsqu’on ne peut s’identifier à aucun modèle positif ? En réparant. Ce que s’est donné pour mission Amine Habki. “Du côté de l’art, je ne trouvais pas grand chose car les arts de ma région ont plutôt développé un travail pour le motif et l’ornemental”, soulève celui qui, longtemps, a été en mal d’inspiration.
Il a alors fallu conjuguer son héritage avec sa vision d’un monde meilleur. “Je représente des corps fictifs, certes, mais accolés à mon identité et à mes origines. Grâce à mes fils, je répare ces identités masculines. L’Orientalisme, les expositions coloniales, le cinéma occidental, tout cela a créé un vide de représentation, que j’ai comblé grâce à des corps oniriques, qui proposent une vision plus complexe prônant la douceur et la vulnérabilité”. Un langage esthétique émerge alors, se situant au croisement entre motifs orientaux des intérieurs familiaux de son enfance, Histoire de l’Art italienne, mythologies méditerranéennes et volonté de déconstruction des imaginaires coloniaux et sexistes, mettant enfin en scène un corps d’homme oriental sensible, fragile et fort à la fois.
Pour Alassane Koné, après des années de pratique, la question du genre ne se pose même plus. “Chaque artiste a sa particularité et le médium qui lui parle le plus. Personnellement, je me sens plus dans mon monde avec de la broderie et du fil, je me sens plus libre. Je ressens beaucoup plus de vibration”. Un sentiment de liberté difficilement acquis, mais auquel, les artistes textiles masculins ne comptent plus renoncer.
11 décembre 2024