Entre les Flammes, le festival de Cannes et le Met Gala, les défilés pré-évènements ont finalement plus la côte que les événements eux-mêmes. Au point de faire de l’ombre aux prix reçus par les artistes.
“Cannes : nudité interdite !” ; “Les Flammes : découvrez nos looks préférés” ; “Découvrez les célébrités les mieux habillées des Grammys 2025” … Les titres autour de ce type de cérémonies sont aussi nombreux que les soirées, et pourtant, rares sont ceux qui s’intéressent à l’évènement en lui-même. Si l’on sait ce que Bella Hadid portrait sur la Croisette, seuls les ultra-cinéphiles semblent connaître les long-métrages en compétition du Festival de Cannes. Même chose pour le Met Gala : combien savent ce qui compose l’exposition du Costume Institut ? Ou même ce qui se passe une fois les marches montées ? Si on retrouve beaucoup de commentaire sous la tenue de Joé Dwèt Filé aux Flammes, sauriez-vous nous dire qui a gagné la Flamme de la révélation masculine de l’année ?
Évènement dans l’évènement, le passage obligatoire du tapis rouge a doucement éclipsé toute la saison des awards. C’est un fait : on regarde pour les looks, plus vraiment pour les prix. Au point de de vider les récompenses de leurs substances.
Être remarqué.e même sans gagner de prix
Si aujourd’hui, cela nous semble impensable de ne pas scruter les tenues des stars lors d’un événement, le phénomène n’est en réalité pas si vieux. À en croire Women’s Wear Daily, ce sont les Oscars de 1990 qui auraient changé la donne. Dans un article titré “Les Armani Awards”, on peut lire : “La plupart des grandes stars ont délaissé le faste et opté pour les plus grands succès de Giorgio Armani. La star de la soirée était Michelle Pfeiffer, qui avait lancé l’Armani-mania l’année dernière avec un tailleur androgyne, mais qui, cette année, a opté pour un élégant pantalon bleu marine.” Exit les robes de gala, le tapis rouge devient alors l’occasion pour les célébrités d’affirmer leur personnalité, leur style et d’espérer être la star de la soirée, même quand elles repartent sans statuettes.
“À l’époque, les Oscars n’étaient pas une question de mode. C’était une soirée intéressante, mais comparable à celle de Miss America, explique Elizabeth Saltzman, styliste et membre de l’équipe Armani de 1984 à 1992 à System, Nolan Miller, Arnold Scaasi ou Bob Mackie étaient les créateurs emblématiques d’Hollywood. Il s’agissait uniquement de robes du soir imaginées (…) par les mêmes créateurs de costumes pour le Carnaval de Rio ou pour Broadway, ou encore par les créateurs de costumes qui travaillaient sur des films hollywoodiens.”
Au-delà d’incarner leur statut privilégié, les invités devaient surtout représenter une industrie : celle du cinéma. Et les Oscars constituant alors la meilleure vitrine possible pour un film, les vedettes continuaient d’interpréter leur rôle sur le tapis rouge. Toujours dans le but de servir la réalisation et, plus largement, le 7ème art. D’ailleurs, il fut un temps à Hollywood, où les questions des médias ne concernaient que les films, jamais les tenues. Et où elles étaient posées par des journalistes, pas par des influenceurs surtout suivis pour leur style. En France, par exemple, c’est désormais Lena Mahfouf qui est chargée de commenter le tapis rouge lors du Festival de Cannes, des Césars et même des Oscars, qu’elle a animé en février dernier.
Rappelons qu’une cérémonie comme les Oscars, c’est 57 millions de téléspectateurs (en 2024), et donc une grande opportunité médiatique pour les marques qui, à force de vouloir leurs parts du gâteaux, contribuent à transformer une soirée-ciné en un défilé de mode. “C’est la cérémonie de remise de prix la plus télévisée au monde. Étant aux États-Unis, nous connaissons généralement toutes les autres récompenses, mais j’ai discuté avec de nombreuses personnes dans le monde entier, et les Oscars sont un sujet de conversation universel. Ils prennent même des notes à propos des robes pour les copier. Une célébrité porte une robe, et le lendemain, elle est copiée partout”, décrit Lorenzo Marquez, moitié du duo de critiques de mode Tom and Lorenzo.
Des femmes sandwiches ?
Peu importe que votre film cartonne ou que votre album ait remporté un Grammys. Si vous êtes mal habillé, aujourd’hui, c’est tout ce que l’on retiendra. Alors plus que de miser sur un bon producteur, les stars préfèrent choisir un bon styliste. Jusqu’à devenir, pour Olivier Nicklaus, réalisateur du documentaire « Red Carpet : Argent, Gloire et Célébrités », “des femmes sandwiches “. Sorti en 2010, le film propose l’une des premières analyse transversal du tapis rouge. Et pour lui donner vie, son auteur est parti d’un constat proche de celui que l’on fait aujourd’hui : « En commençant à travailler sur ce sujet, je me suis rendu compte que le Red Carpet est devenu l’une des nouvelles plaques tournantes de la société du spectacle, un lieu où se cristallisent de manière particulièrement dure les paramètres warholiens : argent, célébrité, omniprésence des médias)», explique-t-il à Vogue. S’il confiait cela à l’ère des paparazzi, nous voici aujourd’hui dans celle des réseaux sociaux où, plus que jamais, la première impression reste celle que l’on retiendra. Et où les critiques fusent de plus en plus vite. Et où on monnaye sa tenue.
« Il y a aussi l’aspect commercial. On porte encore tout ce qu’on a emprunté. Vous avez un message, vous essayez de promouvoir des enjeux politiques et sociaux plus importants, mais en même temps, vous portez des boucles d’oreilles à 500 000 $.”, explique le duo de critiques de mode Tom and Lorenzo. Avant de conclure : “Si vous avez une obligation contractuelle avec Louis Vuitton et que c’est la plus grande soirée de tapis rouge de l’année, Louis Vuitton pourrait refuser que vous portiez un look. Ils pourraient vous dire : « Non, nous vous proposons une tenue qui représente notre marque. »”.
Plus que l’audience télé, ce sont les statistiques des réseaux qui comptent
Si la nouvelle édition des Flammes a fait un flop à la télé, avec 69 000 spectateurs devant W9, la cérémonie annonce sur Instagram avoir doublé le nombre de vues comparé à l’édition de 2024. En valorisant les millions de vues générées à travers les réseaux sociaux de l’évènement et des médias partenaires. Des vues qui sont notamment alimentées par les tenues du tapis rouge. Sur le compte Instagram des Flammes, 50 posts on été dédiés aux looks dits tapis rouge, pour un total de 136 posts au sujet de la soirée. Environ 36% ou 1/3 du contenus concernait donc les looks des invités.
Scrutées par le monde entier, les stars deviennent des vitrines vivantes pour les marques, qui font des pieds et des mains pour ne pas louper une telle opportunité de visibilité. Selon Launchmetrics, un cabinet spécialisé dans l’analyse de données pour mesurer la valeur de l’impact médiatique des labels de mode, lors des derniers Golden Globes, Dior est arrivée en tête de la liste des marques féminines avec une valeur d’impact médiatique estimée à 15 millions de dollars (13,82 millions d’euros).
Mais attention, comme le confie la directrice marketing de Launchmetrics, Alison Bringé, à Fashion Network, il n’est pas uniquement question de convertir cet impact médiatique en argent, mais également de se positionner. “Les remises des prix sont des moments de glamour et de visibilité extrême, offrant une plateforme aux marques pour développer leur notoriété au lieu de se concentrer exclusivement sur la hausse des ventes. L’intérêt du public, qui suit les apparitions sur les tapis rouges de ses stars préférées, crée une opportunité pour les marques de raconter une histoire culturelle avec une haute portée stratégique, de renforcer leur crédibilité et leur résonance auprès de la société toute entière”. De quoi alimenter la culture de la surenchère et proposer au commun des mortels, exclu des défilés et de ces évènements, d’accéder un peu au rêve.
Le plaisir coupable de se moquer
Le problème, c’est que si l’on aime s’émerveiller devant nos stars préférées, il faut avouer que le public adore les ratés. Pire, il les attend. Les Allemands ont d’ailleurs un terme pour ça : “schadenfreude”, qui signifie “se réjouir du malheur des autres”. “Cela pourrait sembler extrême pour un choix de robe raté ou un mauvais choix de combinaison de couleurs, mais le schadenfreude fonctionne aussi dans ce contexte, analyse la journaliste Ali Nishikawa pour NSS France, Voir des célébrités se faire critiquer pour leurs choix de mode détonants réveille une forme de plaisir coupable, car leur “échec” nous rappelle que personne n’est infaillible. Dans un monde où les célébrités sont souvent idéalisées, il est presque libérateur de constater que leur goût, ou parfois leur sens de la décence, peut les trahir.”
De quoi réfréner l’originalité. Et en faisant les mauvais choix, les célébrités s’exposent à un inévitable backlash. Difficile alors d’oser quand on connaît la dureté de certains debriefs post-award, que de nombreux créateurs de contenus incarnent, avec plus ou moins de bienveillance. Résultat ? Anna Wintour s’ennuie. “Le tapis rouge, aux États-Unis, est devenu un véritable business. Les célébrités sont payées pour porter tout et n’importe quoi », résume la papesse de la mode, alors qu’elle était invitée à s’exprimer lors d’une conférence accordé à la Centrals Saint Martin de Londres en 2014, Sur le tapis rouge, le résultat me paraît parfois complètement artificiel, sans la moindre trace de choix personnel. [Les vedettes] sont entourées de toutes sortes de gens payés pour leur dire que faire, que porter, comment se coiffer, se maquiller. Elles ont tellement peur d’être critiquées… quel mal y a-t-il à avoir l’air différent ? Combien de sirènes en bustier à paillettes allons-nous devoir endurer ?”.
Il n’y a qu’à observer les dernières éditions du Met Gala : nous n’avons jamais vu aussi peu de couleurs sur le tapis rouge, ni d’extravagance. De même pour les Flammes ou beaucoup semble avoir confondu le thème « Gala » avec celui du deuil. À Cannes, ce sont les organisateurs eux-mêmes qui sont venus durcir le dress code. Adieu les longues traines et la nudité.
15 mai 2025