Mené par Salwa Rajaa, un groupe de modèles prend la parole pour une meilleure représentation.
En novembre dernier, une vidéo de Brut Maroc faisait le buzz : la mannequin Salwa Rajaa d’origine marocaine et vivant à Paris s’y exprimait sur les discriminations qu’elle a vécu dans la mode en tant que modèle arabe. Convaincue qu’elle n’est pas la seule dans cette situation, elle a créé un groupe WhatsApp pour échanger avec des collègues concerné·es. Ils sont six à avoir accepté de nous parler de ce qui se dit dans cette conversation 2.0.
Pour tous, la création de cet espace d’échange leur a permis de se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls. Lina* peut parler à l’abri des regards et des réflexions, banalisant ainsi un sujet encore tabou en France. Jessim Francine, y opère une prise de conscience. Celui qui se bat pour les autres s’est rendu compte qu’il pouvait également se mobiliser pour les discriminations qu’il subit. Même son de cloche pour Bilel Ben Ahmed qui note que ce sont souvent les mêmes profils qui plaisent, basés sur des représentations caucasiennes. On a tenté de comprendre à travers la discussion qui suit, les mécanismes qui ont fait s’installer ce racisme anti-arabe dans la mode en France.
« Les articles type “Les mannequins arabes les plus en vogue” parlent beaucoup de Bella et Gigi Hadid, qui sont en effet supers mais dans lesquelles une consommatrice arabe ne va pas se reconnaître de par leurs traits très occidentaux. »
Salwa
ANCRÉ : Vous avez créé un groupe WhatsApp, pourquoi avoir choisi la sphère de l’intime tout d’abord pour évoquer ce sujet ?
Lina : Pour le moment, il est difficile pour moi d’en parler sur une plateforme publique en mon nom. En privé ou sur un job j’ai une parole très libérée, mais sur les réseaux c’est plus compliqué pour l’instant.
Chams-Eden : Je n’aurais jamais pris position là dessus publiquement comme Salwa a pu le faire, ce sont des sujets qui sont compliqués.
Jessim : Aujourd’hui en France, il est très compliqué de parler de ces enjeux, surtout à cause de la montée de l’extrême droite qui ne favorise aucunement la fraternité entre individus, peu importe la couleur de peau. Je trouve aussi que dans les médias, les arabes sont la cause de beaucoup de maux, tous secteurs confondus, que ce soit professionnellement, socialement ou humainement. Donc nous sommes souvent délaissés et accusés de choses dont nous ne sommes même pas responsables. Le temps d’antenne pour parler des personnes arabes est tellement important que nous entendons quotidiennement des injures ou des remises en questions grotesques pour savoir si nous ne portons pas atteinte à l’État et à la société française.
Bilel : Je n’ai jamais eu l’occasion de m’exprimer réellement sur le sujet, et c’est aussi pour ça que je remercie Salwa parce qu’elle est allée vers les médias. Personne ne l’a appelée un matin de manière aléatoire, c’est elle qui a mis le sujet sur la table. Elle a pris le temps, ce qui est très compliqué, et je n’ai pas encore pris ce temps-là. D’ailleurs, j’ai aussi l’impression que dès qu’on parle de diversité et d’inclure certaines minorités, on digresse directement sur “l’inclusivité”. Les deux notions sont totalement différentes. La mode, et le mannequinat excluent nécessairement, dès lors qu’on a défini des codes de beauté généraux débiles. Il est donc malheureusement impossible de parler d’inclusivité. Ce qu’a fait Salwa c’est très bien car elle a cadré le sujet sur la diversité, et j’aurais peur d’avoir du mal à cadrer le propos.
ANCRÉ : Tu veux dire que le mot inclusivité sonnerait comme “les gens au centre acceptent d’inclure les gens de la marge”, plutôt que de mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Mais depuis la mise en ligne de la vidéo de Brut Maroc, avez-vous noté un impact pour les modèles arabes et maghrébins ?
Chams-Eden : Personnellement je n’ai rien vu…
Sheherazade : Je n’ai vu aucun changement pour l’instant, mais ça ne m’empêche pas de rester positive. Les castings excluent toujours les mannequins maghrébins et arabes. Le problème majeur c’est le racisme qui vient des mentalités, d’un refus de la France d’assumer son histoire. Je pense que ça va plus loin, avec, comme le dit Jessim, la désinformation des médias et la diabolisation des arabes et maghrébins. On se permet toutes sortes de critiques discriminantes parce que «c’est normal on le dit a la télé». On est exclus continuellement, sauf quand il s’agit de capsules pour le ramadan ou d’une collection uniquement dédiée à une clientèle du Moyen Orient.
Salwa : On commence à voir émerger des artistes nord-africains et du Moyen Orient qui mettent en avant nos cultures à travers leur art et je trouve ça super pour faire découvrir à l’occident notre vision. Des musiques arabes ont récemment été utilisées sur des shows de marques du groupe LVMH ce qui montre aussi qu’il y a de l’intérêt. Ce sont en effet des petits pas mais je pense que chaque pas à son importance et il faut continuer à y croire.
Lina : Pour l’instant c’est trop frais pour parler de l’impact qu’a eu le témoignage de Salwa. Mais je crois qu’elle a surpris le public et c’était une chose à faire pour libérer la parole. Maintenant sans parler des interviews, je ne ressens pas de changements vis à vis des marques pour l’instant. Après, le marché parisien reste un marché secondaire pour moi pour le moment. J’ai conversé avec plusieurs personnes depuis car on m’a demandé mon avis, et je pense que le message a été reçu mais n’a pas été encore compris pleinement.
Jessim : Personnellement, j’ai pu remarquer des différences même avec un laps de temps très court. Beaucoup de membres de ma famille ou de mon cercle proche m’ont envoyé la vidéo et m’en ont parlé sans même savoir que je connaissais Salwa et que je faisais partie de son groupe. Ils m’ont alors questionné pour savoir si ça m’était déjà arrivé, si je le ressentais aussi de cette façon. J’ai aussi vu des stories de directeurs de casting, demandant spécifiquement à avoir des personnes arabes pour des shootings, ce qui n’est généralement pas le cas.
Bilel : J’ai commencé le mannequinat à 25 ans donc assez tard. En réalité je pense que dix ans auparavant je n’aurais pas pu car je ne correspondais pas aux codes de l’époque. Le simple fait qu’on m’ait inclus dans la mode, c’est déjà un micro pas en avant. Comme dans toutes les luttes ça n’avance pas aussi vite qu’on le voudrait, mais les choses se font petit à petit. Je commence à découvrir de nouvelles têtes de profils maghrébins. Mais ce sont souvent des beautés qui se ressemblent : j’ai remarqué que j’avais vraiment énormément de sosies ! C’est super pour l’égo et je suis trop content qu’il y ait de plus en plus d’arabes qui rentrent, mais je trouve que ma beauté est assez enfantine. Il y a des beautés plus brutes, quand je regarde mes oncles, mes cousins, des femmes aussi… Cette beauté-là peine encore à s’intégrer dans la mode.
ANCRÉ : Tu fais référence au fait que même dans la diversité, les marques favorisent les traits qui s’approchent d’une beauté normée ? Des activistes avaient dénoncé un phénomène similaire pour les mannequins noires, plus castées si elles avaient des traits fins de type occidentaux.
Bilel : Exactement. Ce sont des beautés qui s’approchent plus de types caucasiens, même si il ne s’agit bien sûr pas de nier leur arabité. C’est un début de représentation, mais ça n’est pas encore assez large.
Salwa : C’est vrai que si tu regardes aujourd’hui ce qui cartonne, souvent en les voyant en tant que consommatrice arabe, on ne se reconnaît pas forcément. Par exemple, les articles type “Les mannequins arabes les plus en vogue” parlent beaucoup de Bella et Gigi Hadid, qui sont en effet supers mais dans lesquelles une consommatrice arabe ne va pas se reconnaître de par leurs traits très occidentaux**. C’est dommage car le but c’est aussi de permettre à des gens de nos origines de se reconnaître dans les campagnes, de se sentir beaux et intégrés.
ANCRÉ : Pour vous, quelles solutions peuvent faire bouger les choses dans la mode ?
Salwa : Il faut de la sensibilisation. Car parfois se répètent des schémas inconscients : les gens ont des stéréotypes en tête et ne vont pas plus loin. Eduquer les gens peut leur faire prendre conscience de cette discrimination et leur ouvrir les yeux sans les blâmer. Je fais bientôt une interview avec le média Simone avec un garçon super intéressant qui fait une thèse sur la décolonisation de la mode. Il y explique ce rapport à l’homme et à la femme arabe, qui remonte à la colonisation, avec la fétichisation de l’époque des colons jusqu’à aujourd’hui, car ce mécanisme est resté.
Sheherazade : Globalement, il faut une acceptation de l’histoire de la France. Qu’aujourd’hui la France est multiculturelle de par son histoire et qu’elle devrait embrasser cette diversité plutôt que l’exclure.
Chams-Eden : Oui, il faut mélanger plus. La France, l’Angleterre… sont des pays censés être multiculturels. Donc il suffit de montrer leur réalité, toutes les ethnies représentées en France ou en Europe.
Jessim : Ce qui pourrait faire changer la situation, et ce que Salwa a déjà commencé à faire, c’est tout simplement d’en parler. Que ce soit dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux, il faut que les gens comprennent qu’il n’est pas normal sur un défilé ou sur une campagne publicitaire mondiale, de ne pas se retrouver en tant qu’individu. Je trouve que la représentation est très importante que ce soit pour nous ou pour nos générations futures, de voir une personne arabe réussir avec ses cheveux bouclés qu’on a trop souvent essayé de dissimuler à coup de fer à lisser pour éviter les remarques désobligeantes, d’accepter sa couleur de peau, ses traits etc. Tous ces exemples peuvent aider les personnes de demain à s’accepter et à embrasser ces caractéristiques qui font de nous une personne à part entière. La mode touche tout le monde. C’est pour cela que se battre pour se faire représenter n’est pas uniquement pour nous et pour notre corps de métier, mais aussi pour d’autres personnes qui se font refuser, insulter ou discriminer par rapport à leurs origines.
Bilel : D’ailleurs, je ne pense pas qu’il faille mettre la faute sur les agences (même s’il peut aussi y avoir des problèmes). Telle que je la conçois, la mode c’est aussi une économie, et donc un business. C’est à dire que si demain les marques commencent à dire qu’elles veulent des arabes, les agences se mettront au diapason. Je ne pense pas que les agents, les bookers ou les directeurs de casting en ont grand-chose à faire tant qu’ils se font du blé. Parce que fondamentalement, la manière dont les agences font de l’argent, c’est grâce aux mannequins. Donc s’il y a une demande des marques, ça va suivre. Par exemple, depuis deux fashion weeks, les marques demandent des garçons plus petits (vers 1m80), donc les agences en engagent.
Salwa : J’avais aussi vu dans un article que la marque GMBH avait tenté de mettre des modèles arabes et les retours n’étaient pas supers. Et comme les clients d’Afrique du Nord et du Moyen Orient consomment malgré leur manque de représentation, ça n’aide pas à la diversité. Les chiffres de ventes n’en sont pas trop impactés, et vu que la mode est un business comme le dit Bilel, ça n’est pas priorisé…
Bilel : Certaines marques émergentes normalisent la chose comme Casablanca, sur leur défilé il y a beaucoup de mannequins rebeus.
Lina : Je pense aussi que le premier step c’était d’en parler. Maintenant qu’on a obtenu cette visibilité, je pense qu’il ne faudrait pas s’enfermer dans une prise de parole sous forme d’interview car je n’ai pas envie que ça reste sur la scène du « débat » et de « l’actualité ». Ce qui voudrait dire qu’on passe à autre chose dès que ce n’est plus d’actualité justement. Il faut réfléchir peut-être à faire du contenus entre nous, où on montre nos atouts et ce qui fait de nous des êtres capables de créer et d’être des mannequins professionnels. Après dire que ça va être l’élément déclencheur de quelque chose, ça reste compliqué, parce qu’ il n’y a que le soutien des personnes qui influencent le milieu qui changera les choses.
Bilel : C’est le communautarisme dans le sens noble du terme, comme on peut en apercevoir chez des créatifs d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du nord comme le Japon et la Corée, qui fera que les choses changent durablement. C’est tout bête, mais par exemple quand je vois des crews de modèles qui arrivent ensemble avec des photographes streetstyle, ça alimente des choses. Je ne sais pas si tout est calculé, mais il y a un minimum de coordination, et nous on n’en est qu’aux prémices. Je précise que ce que je dis n’engage que moi, mais je trouve également que dans les communautés maghrébines en France, il y a un manque de solidarité. Dans les communautés subsahariennes, c’est plus présent. Elles arrivent plus à s’organiser et à se réunir, par exemple avec Black Lives Matter. Donc quand Salwa a créé le groupe WhatsApp, j’ai trouvé que c’était un très bon début.
Salwa : J’avais vu un documentaire sur les mannequins noires dans la mode des années 90. À un moment elles ne se parlaient pas car il n’y avait qu’une ou deux places pour toutes les modèles noires ou métisses, donc forcément ça forçait une compétition. Je pense que pour nous c’est pareil, on peut vite se dire “c’est elle ou moi” quand on rencontre une autre fille arabe en casting. Donc c’est très important que les personnes concernées parlent entre elles et se réunissent et surtout soient solidaires.
Bilel : Pour finir il me semble important de préciser que les femmes arabes en prennent beaucoup plus dans la gueule que les mecs. J’ai entendu des histoires qui ne seraient jamais arrivées à des mecs cis question discrimination.
* Le prénom a été modifié
** Bella Hadid a déclaré avoir regretté sa rhinoplastie : elle aurait aimé “garder le nez de (ses) ancêtres”
Vous pouvez suivre nos interviewés ici :
Sheherazade Dakhlaoui
Jessim Francine
Salwa Rajaa
Bilel Ben Ahmed
Chams-Eden Moussa
30 mars 2023