Plusieurs journalistes français (YARD, ABCDR du Son, HYPEBEAST FR…) témoignent de l’impact de Virgil Abloh.
Les hommages pleuvent depuis l’annonce de la mort de Virgil Abloh, directeur artistique des collections Homme de Louis Vuitton et fondateur du label Off-White™. Et si bon nombre d’articles ont relayé les remerciements adressés à Abloh par les créateurs et autres célébrités, il nous tenait à coeur d’écrire également ceux de notre profession. Parce que nous sommes nombreux, nous les journalistes, à avoir relayé, commenté, critiqué parfois les œuvres et collections de Virgil Abloh. Avec attention toujours, et une certaine ferveur. Dans un article paru sur le site d’Highsnobiety le jour de sa mort, le journaliste Thom Bettridge écrit sa stupeur :« Lorsque j’ai appris pour la première fois le décès prématuré de Virgil Abloh en début d’après-midi, le sentiment que j’ai ressenti était celui du choc. Pas le genre de « choc » que les gens décrivent dans une expression cliché de chagrin, mais le sentiment très réel de ne pas savoir quoi faire moi-même ».
Il poursuit : « Au moment où j’écris cet article, une valise pleine à craquer se trouve de l’autre côté de mon bureau, attendant d’être emmenée à Miami, où le directeur créatif devait dévoiler à la fois sa dernière collection Louis Vuitton et sa deuxième collaboration avec Mercedes-Benz. C’est un rappel que tant de choses dans ma carrière depuis que je suis devenu rédacteur de magazine il y a huit ans ont eu quelque chose à voir, d’une manière ou d’une autre, avec Virgil Abloh. Et maintenant, cette personne est partie ». L’émotion est palpable aussi chez Alexandre Pauwels, qui a officié à mes côtés pendant plus de deux ans à la rédaction d’HYPEBEAST FRANCE en tant que journaliste.
MA CULTURE !
« J’ai été très surpris et ému en apprenant la disparition de Virgil Abloh. Il m’est directement revenu les images de son premier défilé pour Vuitton, son pack The Ten avec Nike… que de souvenirs forts et d’impacts sur la culture… MA culture ! », nous écrit-il. Loin de penser que les journalistes seraient des fans, il faut rappeler que Virgil Abloh a d’une certaine façon légitimé des sujets street dans la presse dite ultra high fashion. De part sa position à Louis Vuitton, mais aussi grâce à son label Off-White™. « Je n’appréciais pas tout son travail loin de là, mais j’admire sincèrement la façon dont il l’a mené et son parcours digne de l’American Dream, celui d’un kid de Chicago sans background dans la mode parvenu à la direction artistique de Louis Vuitton. C’est aussi pour cela qu’il a tant inspiré, et qu’il reste l’idole de toute une génération », conclut Alexandre qui souligne la dextérité avec laquelle Abloh a fait fusionner le luxe et le streetwear.
Pour Lenny, journaliste chez YARD, Abloh aura largement participé à donner des ailes aux acteurs de la culture urbaine.« Pour toute personne aspirant à vivre et évoluer au sein de cet écosystème, l’existence même de Virgil Abloh était rassurante. Rassurante, car Virgil était comme un phare qui : 1- permettait d’entrevoir la hauteur et la variété des horizons qu’il était permis d’imaginer, 2- ne cessait de projeter – de manière consciente ou inconsciente – sa lumière sur sa culture et les communautés qui s’en réclament. Et ce n’est pas rien quand on admet que les arts et les sports restent encore malheureusement les principaux leviers par lesquels ces communautés peuvent s’élever, créer de la richesse, s’octroyer un peu de pouvoir et changer les paradigmes ».
Pour Anthony Vincent, journaliste chez Madmoizelle, la nomination de Virgil Abloh chez Louis Vuitton a également été une prise de conscience : les designers noirs étaient bel et bien effacés de l’histoire de la mode. « On a eu beaucoup de retombées presse qui disaient que c’était le premier designer noir à la tête d’une grande maison ce qui était totalement faux. Ou encore le deuxième après Olivier Rousteing, et ça aussi c’était inexact. Il y avait déjà eu Jay Jaxon chez Jean-Louis Scherrer dès 1965, Patrick Kelly avec sa propre maison qui cartonnait à Paris dans les années 80, Lamine Kouyaté qui a sa marque Xuly Bët et qui a reçu de gros prix, mais aussi Ozwald Boateng directeur artistique chez Givenchy de 2003 à 2007… Virgil Abloh est donc loin d’être le premier afro-américain à réussir à Paris, et ce storytelling raconte beaucoup de l’effacement perpétuel des talents noirs ». En creux, l’arrivée de Virgil Abloh chez Louis Vuitton a aussi donné raison à ceux qui pointaient du doigt l’invisibilité des communautés dans l’industrie de la mode.
Virgil, le rassembleur
Les nombreux remerciements sur la toile tirent le même constat : Virgil Abloh était généreux. Au sens : rassembleur. Il s’est donné ce rôle par envie et par mission comme il le disait lui-même dans une interview pour GQ en 2018 : « J’ai maintenant une plateforme pour changer l’industrie. Donc je dois le faire ». Faisant figure d’élu, il était l’acteur et le messager d’un mouvement qui allait bien au-delà de ses fonctions. Une position qui l’a placé comme référent auprès d’une jeune génération comme l’explique Lenny Sorbe, journaliste chez YARD. « Virgil a été un modèle de réussite, une source d’inspiration et d’opportunités. Et il a été tout cela en demeurant très accessible, quand beaucoup dans sa position auraient été tentés d’adopter une autre posture. Ce n’est pas un hasard si les hommages qui lui sont aujourd’hui rendus proviennent autant du gotha de l’industrie de la mode, que d’un rappeur émergent de Marseille ou d’un collectif de skateurs ghanéens. Sur les réseaux, ils sont nombreux à poster des screens de leurs interactions avec Virgil. Pour beaucoup, il ne s’agissait que d’un simple DM ou un tweet à travers lequel le designer leur témoignait soutien et amour. C’est à la fois pas grand-chose et à la fois beaucoup, quand on sait comment son nom résonnait, à quel point ses moves étaient scrutés et commentés ».
Pour Sébastien Darvin, journaliste à L’Abcdr du Son, Abloh « suit l’ethos porté par Kanye West ». Avec « l’obstination de dicter aux générations qui suivront que tout individu est un créatif, un créateur et que les parcours artistiques ne sont pas des places réservées. Abloh c’est comme s’il parlait à l’enfant qui dort en toi – si tu ne l’as pas encore tué – et qui te force à baser tes choix sur l’instinct plutôt que sur la raison ». Et sur une note plus personnelle, Darvin explique apprécier « sa grande sensibilité pour savoir à l’instant présent qui sont les porteurs de la culture. Une façon de figer les choses comme une photographie précise d’une époque. Mais aussi une manière d’apporter un éclairage, la nécessité de son rôle de curateur à notre époque ».
Virgil l’ogre
Autre secteur de la mode dite urbaine à avoir été impacté par le travail de Virgil Abloh : le monde de la sneaker. Prolifique, le designer a inondé ces dernières années le marché de la hype, notamment via ses collaborations avec Nike sold out en quelques secondes. « Je pense que l’on n’a pas le recul nécessaire pour se rendre compte de ce que Virgil a apporté à la sneaker et à la mode en général. À force de travail il était arrivé là où il rêvait d’être. Quand on apprend une telle nouvelle, on ne peut que ressentir un sentiment d’injustice. Et d’admiration devant la résilience dont Virgil a fait preuve pour mener à bien ses derniers projets. Avant de s’en aller soudainement, comme il était arrivé », nous confie Romain Queste, CEO du Site de la Sneaker.
Le manque se fera forcément sentir quand on sait que les créations footwear de Virgil Abloh sont presque toujours citées dans les classements des meilleures collab sneakers de ces derrières années. « En tant que journaliste d’un média sneakers, c’est difficile de rester objectif. Il était très prolifique, et ses paires étaient systématiquement très attendues. D’un point de vue rédactionnel, c’était plaisant à traiter car il y avait toujours quelque chose de différent dans ses designs. En tant que passionné de sneakers, de mode et de design, j’ai toujours trouvé l’approche de Virgil très juste. Il a aussi su s’entourer de gens talentueux et les rendre encore meilleurs. Son histoire est une inspiration et un rappel. », témoigne Romain.
Côté musique, et parce que c’est là qu’il a fait ses classes auprès de Kanye West comme directeur artistique dès 2007, Abloh aura largement laissé son empreinte. « Je soulignerais à nouveau l’importance du détail, le souci et la pleine compréhension de sens de la curation qu’il a apporté. De ce point de vue, je pense évidemment aux pochettes d’albums sur lesquels il a apposé son regard et la plus célèbre reste celle de Yeezus, une pochette inspirée – recopiée ? – d’un travail non sorti de l’illustre Peter Saville, mais c’est justement dans ça qu’il était fort : capter les formes et les concepts qui rendent un objet beau », nous écrit Sébastien Darvin.
Du temps pour tous
Celle qui écrit cet article se rappellera aussi d’un email reçu un soir de mars 2019. Une anedocte qui vient corroborer ce que plusieurs de mes confrères ont confié ici. Il est presque 22h en ce vendredi soir et alors que la toile s’enflamme sur la veste Off-White™ portée par NOS dans le clip « Au DD », signant le grand retour de PNL, l’assistant de Virgil Abloh m’explique qu’il nous a préparé une note. On avait demandé au créateur de nous en dire plus sur cette pièce inédite. J’occupais à ce moment là le poste de Manager de la rédaction française d’HYPEBEAST. Ceux qui ont côtoyé Virgil Abloh le savent, il travaille tout le temps. Mais rarement un créateur à une position si haute dans l’échelle de la mode n’aura pris le temps de me répondre si tard pendant mes années dans ce média majeur du streetwear et du luxe. Dans le mail reçu, Abloh m’écrit ceci : “Ce custom personnalisé Off-White™ a été spécialement créé pour les frères et leur nouveau clip vidéo “Au DD”. Leur sens artistique et leur esprit créatif pour pousser la musique vers de nouveaux sommets est un sentiment que j’admire chez ce duo”.
Un citation anecdotique peut-être mais qui fait écho aux derniers mots de Lenny Sorbe de YARD. « Si l’Amérique a beau demeurer le fanion et le premier marché pour cette culture, Virgil Abloh donnait l’impression d’avoir cerné mieux que quiconque à quel point son impact était global. Il ne cédait pas à l’ethnocentrisme dont font encore preuve de nombreux acteurs américains de cet écosystème, qui ne la perçoivent qu’à travers les États-Unis ou – pour les plus téméraires – une sphère exclusivement anglophone. Et j’espère que ceux qui prétendent aujourd’hui vouloir poursuivre ses travaux sauront se souvenir de ça également ».
Virgil was here. Abloh is forever there.
2 décembre 2021