L’une est créatrice de contenus. L’autre est photographe. Toutes deux sont nées en France de parents tunisiens, et ont décidé d’immortaliser leur retour au Maghreb après des années d’absence. Et figer, sur pellicule, le pays de leur enfance redécouvert avec leurs yeux d’adultes.
“Ça faisait longtemps que je n’étais pas venue en Tunisie. Et quand je suis revenue, dans ma tête, il n’y avait que les souvenirs de mon enfance, liés à ce moment de l’innocence, à la famille. Les voyages en Tunisie, c’était vraiment le moment où on se retrouvait le plus avec ma famille, avec mes cousins et cousines. C’est dans ce contexte que se sont développés mes souvenirs”. Photographe et vidéaste, née d’une mère tunisienne et d’un père algérien, travaillant majoritairement sur la diaspora maghrébine en France, Capit.Haine n’était pas retournée en Tunisie depuis des années. Poussée par le manque et le désir de renouer avec cette partie de son identité, elle a récemment décidé d’effectuer un pèlerinage sur les terres de son enfance, pour confronter son regard de fillette à celui de jeune femme. Touchée par le décor de chez sa tante, figé par le temps, l’artiste lance alors un appel sur Instagram pour un shooting sur place. Et c’est Assia, 25 ans, qui répond à l’appel.
Un souvenir intact
“Quand je suis retournée en Tunisie après autant d’absence, je me suis rendue compte que j’étais passée de petite fille à adulte. Et j’ai redécouvert mon pays, avec ce nouveau regard”. Élevée en France par des parents tunisiens, Assia, comme Capit.Haine, fait partie de cette génération d’enfants qui a passé tous ses étés au “bled”. Un espace familial et familier qu’elle a cessé de fréquenter peu à peu, suite à la séparation de ses parents. Alors, quand elle y est enfin retournée après des années d’absence, elle ne pouvait compter que sur ses souvenirs de fillette pour dessiner le portrait d’un pays qu’elle ne connaissait finalement que très peu. En se racontant leurs histoires, les deux femmes y trouvent des similitudes et décident de se lancer dans ce projet visuel, qui prend racine à Hammamet, dans la maison familiale de Capit.Haine.
“Il y a plein de références à l’enfance, à mon enfance, nous prévient la photographe, Déjà, la manière dont les cuisines sont faites en Tunisie et le fait que la maison dans laquelle on était soit restée intacte. Sur la table, il y a plein d’éléments qui font référence à la culture locale, comme à la manière que l’on a de prendre le petit déjeuner, ou le tissu rouge, qui est celui que les femmes utilisent pour aller au hammam quand elles vont se marier”. Mandarines dans la cuisine, chaises en plastique sur le Stah et poses au milieu des manèges : ici, tout rappelle les premiers souvenirs de Capit.Haine. “Tout ça, c’est des trucs qui ont des rapports avec l’enfance, qui font écho aux souvenirs heureux qu’on a eus. Tout ça, c’est une culture commune. Il y a plein de choses sur lesquelles on va se rapprocher, nous, les Tunisiens de France, parce que ça va nous rappeler notre enfance. Ça va nous rappeler la Tunisie telle qu’on la connue, telle qu’elle continue d’exister dans notre tête”.
Pour Assia, les souvenirs d’enfance passent par le vêtement. Alors qu’elle a 10 ans et qu’elle se balade dans les rues de Tunis, elle voit des femmes drapées dans un sefseri (voile traditionnelle enveloppant). Les femmes de sa famille, elles, ne le portent pas. “C’est quelque chose que j’ai toujours voulu acheter, que j’ai voulu porter. Je trouvais ça magnifique, mais ma famille ne comprenait pas, pour elle c’était un truc d’un autre temps. Alors je n’en avais jamais eu, se souvient la créatrice de contenus, Du coup, dès que je suis revenue en Tunisie, le premier truc que j’ai fait quand j’ai atterri, c’est de foncer dans le centre de Tunis pour m’en procurer un jaune et un blanc. Et porter ces sefseris sur les photos, c’était une façon de mettre l’honneur toutes les femmes que je voyais en porter quand j’étais petite. Mais aussi, et surtout, de prendre soin de mon enfant intérieur”.
Pour les autres look, Assia s’est inspirée de tout ce qui lui a permis de devenir la femme qu’elle est aujourd’hui, de ses tenues de petite filles à ses voyages en Asie, qu’elle documente sur ses réseaux sociaux. “Il y avait cet esprit de retour en enfance avec la petite jupe, le pantalon, les ballerines… C’est un peu les tenues que je mettais quand j’étais petite en fait.” Revenir à l’enfant que l’on était pour comprendre l’adulte que l’on est devenu : et si c’était ça, finalement, le but de ce voyage photographique ?
La quête identitaire
Ici, tout est resté intact. Sauf peut-être elles-mêmes. “Je ne sais pas comment l’expliquer. Finalement, j’ai retrouvé la Tunisie que j’ai toujours connue. Le voisin qui est toujours là, l’épicerie qui est toujours là aussi, les gens du marché, ce sont toujours les mêmes personnes…, énumère Assia, C’est comme si tout était resté bloqué dans le temps de quand j’étais petite. Et en même temps, si rien n’a changé, finalement, tout a changé. Tout est pareil, et en même temps tout est différent”. La photographe, elle, a pleinement conscience que cette version idéalisée de son pays d’origine, ce n’est “pas la Tunisie, c’est [sa] Tunisie” : “Cette vision est déformée parce qu’elle se base sur tout un imaginaire que l’on va continuer à cultiver quand on est en France. Quand la France va nous paraître grise, on va se rattacher aux souvenirs qu’on s’est construits durant notre enfance au bled. Ça nous permet de nous raccrocher à quelque chose, de nous dire que nos racines sont toujours là-bas et qu’on appartient à quelque chose de plus grand, qu’on a une identité plus complète”.
Comme beaucoup de binationaux, Assia et Capit.Haine ont grandi avec cette difficulté à trouver leur place, entre cette terre qui ne vit que dans le souvenir, et celle, habitée, qui ne les accepte pas complètement. “Quand j’étais enfant, j’adorais aller en Tunisie. C’était mon pays, comme la France, je ne me posais pas la question. Les deux cultures faisaient totalement partie de moi. Mais après la séparation de mes parents, j’ai perdu ce lien, raconte Assia, Et après, j’ai énormément voyagé. J’avais ce drôle de sentiment d’être un peu partout chez moi, tout en ne l’étant nulle part. Alors en retournant en Tunisie, j’avais peur de me sentir comme une étrangère dans ce pays qui avait été autrefois ma maison”.
Et c’est cette sensation commune à de nombreuses personnes multiculturelles qu’a voulu capturer Capit.Haine à travers sa série : celle de la recherche d’un chez-soi, qui transcenderait la simple nostalgie des étés passés à jouer avec ses cousins. “Les gens ont de plus en plus besoin de se rattacher à leur culture. C’est comme si, notre génération, on revenait tous aux sources et qu’on avait envie de raconter ce qui fait de nous ce que nous sommes. Que ce soit de par nos origines ou de par tous les souvenirs que l’on a amassés en tant que personne avec plusieurs origines. J’espère que mes photos toucheront et seront comprises par des non-Tunisiens qui expérimentent aussi ce sentiment.”
Ce besoin, elle le rattache au manque de représentation qui a façonné son imaginaire en grandissant en France. “On a évolué dans un paysage médiatique où l’on n’a pas forcément eu de modèles qui nous ressemblaient et on se disait “c’est à ça que je dois ressembler en tant que fille qui est née en France”. Il y avait peu de racisé, il y avait peu de forme, il y avait peu de couleur. Peu de choses auxquelles se raccrocher à mesure que l’on grandit. Quand on est enfant, on n’a pas besoin de se prouver quoi que ce soit, on n’a pas besoin de se chercher une identité. On ne se pose pas forcément la question. Quand on est ado, on a honte. Parler arabe dehors, ou avoir un petit accent quand on est à l’école, ce sont des choses que l’on va supprimer quitte à même, parfois, rejeter toute une partie de notre identité. Et c’est quand on devient adulte que l’on va essayer de tout rationaliser, de rendre les choses logiques et se dire que notre histoire, notre diversité, notre différence, c’est ça qui va faire la force.” Et pour dire adieu à l’ado embarrassé, Assia et Capit.Haine ont opté pour la même solution : prendre dans leur bras l’enfant insouciant pour guérir l’adulte pris entre plusieurs cultures. Et lui permettre, enfin, d’embrasser toutes les facettes de son identité.
6 juin 2025