Quelle est la place de la seconde main dans les quartiers populaires ?

Leurs parents ont parfois eu besoin de consommer chez Emmaüs. La nouvelle génération, elle, le fait par tendance et le revendique. Entre apprentissage, conscience écologique et effet de mode.

Crédit photo : Gauche/@fripentreet – Droite/coolkidwearvintage/Andy Tota

Chaque année, plus de 150 milliards de vêtements neufs sont produits pour une population estimée à près de huit milliards dans le monde. Cette surproduction entraîne une surconsommation. Cependant, depuis la fin de la crise sanitaire, un changement de paradigme s’opère. De nombreux acteurs de l’industrie textile, qui ont pris conscience des enjeux climatiques et sociaux, tentent de sensibiliser et d’élargir leur communication, notamment auprès des classes populaires, dont la nouvelle génération décomplexée par sa consommation de seconde main.

Solidarité et entraide : des valeurs ancrées dans les quartiers populaires

Si la mode écoresponsable – parfois inaccessible – ne fait pas toujours écho, la seconde main en revanche est ancrée depuis plusieurs décennies dans les quartiers populaires où régissent solidarité et entraide. « La seconde main existe depuis longtemps dans les quartiers populaires. Cela passe par le troc de vêtements (entre proches ou sous forme de don auprès d’associations caritatives, ndlr). La solidarité est très présente dans les communautés issues de ces quartiers. Pourtant, la consommation de friperies reste encore parfois mal perçue certains habitants des quartiers populaires, car l’achat d’occasion n’est pas un vecteur social valorisant. Mais les lignes sont en train de bouger. De plus en plus, la seconde main se démocratise partout », déduit Blanche Cottin, responsable pédagogique de l’école de mode gratuite Casa 93 installée en Seine-Saint-Denis.

Depuis la sortie du confinement, un vivier d’acteurs de l’industrie du textile, lutte pour dépoussiérer l’image des friperies ou des boutiques solidaires. « Mon projet est bien perçu. J’ai toujours fait du recyclage à partir de vêtements de seconde main. Étant issue de la diaspora africaine et de la classe populaire, on m’a transmis toutes ces valeurs telles que le partage ou l’entraide. On nous a appris culturellement à ne pas gaspiller. Avec mes cousines ou mes tantes, on s’échangeait nos affaires. Ce que je veux dire, c’est que j’ai toujours récupéré des vêtements dans mon cercle familial. Parfois, il y avait des choses qui me plaisaient moins, donc je commençais à les customiser. J’ai intégré ce mode de consommation depuis mon plus jeune âge« , confie Isis Dünya, créatrice parisienne de sa marque éponyme d’upcycling.

Création d’Isis Dünya – Photos via Isis Dünya

Pourtant, si échanger ses vêtements auprès de son entourage est monnaie courante, la consommation de boutiques de seconde main l’est beaucoup moins et reste fortement connotée. « Ce qui est paradoxal, c’est qu’on échange entre nous et tout ce qu’on n’utilise pas, on l’envoie au bled ou on les donne dans les associations », indique Isis Dünya.

Cette dernière explique qu’acheter en friperie avec ses amis est « naturel » pour elle, mais ses choix de consommation n’étaient pas acceptés dans sa famille. « Ma grand-mère et ma mère trouvaient que c’était ‘sale’ et que cela appartient à une classe sociale plus basse que la nôtre. Derrière, il y a cette idée de ne pas vouloir être affilié à cette représentation. Les ‘daronnes’ en banlieue n’ont pas envie d’acheter chez Emmaüs, parce qu’elles aussi ont la pression sociale et elles ont peur d’être montrées du doigt. Quand j’ai ramené ces vêtements chez ma mère, ce n’était pas possible pour elle. Acheter quelque chose qui appartient à quelqu’un d’autre n’était pas concevable et surtout, c’était perçu comme un truc de pauvre. Il y a cette mentalité de : « Nous, on a assez d’argent pour acheter du neuf ». À l’époque, c’était tout un combat pour leur faire accepter », se souvient la créatrice.

Isis Dünya témoigne de la difficulté de ces consommateurs à se défaire du regard des autres, surtout lorsqu’on « manque de confiance en soi et qu’on a honte de sa condition sociale. Forcément, on a envie de rentrer dans le groupe, de s’intégrer, d’être comme tout le monde et de le revendiquer ».

Consommer en friperies, une norme en devenir

Pour la Casa93, faire les friperies est une pratique qui se développe de plus en plus dans les quartiers populaires. « D’autant plus que nous sommes plus conscients de ce que nous achetons et des conséquences que cela peut avoir pour notre planète. C’est simplement le vivre-ensemble. À Montreuil, il y a aussi une collecterie qui sensibilise à ces valeurs. Ce genre d’initiative apporte une image valorisante ».

Instaurée progressivement dans les mœurs, la seconde main serait en passe de devenir une nouvelle norme de consommation. « C’est devenu une tendance. Surtout aujourd’hui auprès des nouvelles générations. On ne s’en rend pas compte, mais la seconde main a pris un nouveau tournant. Je suis persuadée qu’à l’avenir les grandes marques devront créer des pôles de recyclage, non pas parce qu’elles ont envie, mais parce que la société les obligera à le faire. Je pense que certaines maisons de luxe se sentent menacées par la seconde main et voient que les personnes ont plus envie de consommer de la même manière », conclut Isis Dünya.

Le Britney Market a lieu plusieurs fois par an à Pantin dans le département du 93

Cette nouvelle génération, Aïcha l’incarne. Habitante de banlieue parisienne, la jeune femme vient à Paris pour chiner ses sappes. Ici la sélection est plus mode assure t-elle. L’aura de la capitale française en termes de style ne fait que s’intensifier. En témoignent ses Fashion Week, les plus regardées à chaque édition. « Le fait que ce soit à Paris, que ce soit la capitale de la mode, et qu’on retrouve tous ces petits magasins, c’est un point de rencontres aussi pour tout le monde », poursuit l’étudiante.

L’offre de la seconde main s’est élargie. Pour Catherine Dauriac, présidente de l’ONG Fashion Revolution France, il y en a pour tous les goûts « Consommer en friperie, c’est revenu à la mode depuis cinq ans. Aujourd’hui, on peut trouver de tout en seconde main : des marques de luxe aux boutiques vintage en passant par les magasins de charité. Je pense que la seconde main sera l’avenir du textile ».

L’upcycling comme nouvel héritage

Pour Blanche Cottin,« L’important, c’est de se poser les bonnes questions pour toucher les consommateurs et leur donner envie de tendre vers une mode plus durable, notamment à travers la seconde main ou l’upcycling. On peut montrer par exemple qu’un vêtement usé peut être transformé et devenir désirable et qu’on peut se le réapproprier et l’adapter à sa propre identité. Avec toutes les entités existantes (les friperies, les ressourceries, etc.), on veut montrer que la créativité existe pour donner envie aux jeunes de s’identifier à ce type de système.« , nous explique t-elle.

Face au choc de l’inflation, les vêtements d’occasion connaissent un nouvel essor, notamment avec l’avènement des plateformes dédiées, à l’instar de Vinted, Vestiaire Collectif ou Le Bon Coin. D’après le cabinet d’étude Enov, le marché de la seconde main s’élevait à sept milliards d’euros en France, en 2021. Dorénavant, il apparaît comme une solution économique et écologique pour développer sa créativité. « Ici, à la Casa93, les élèves consomment de manière très naturelle de la seconde main. Ce sont des créatifs et les enjeux écologiques font partie de leur engagement. Tous les jeunes qui viennent dans notre école ne sont évidemment pas représentatifs de tous ceux qui vivent en Ile-de-France ; mais le mouvement collectif est en train de grandir et c’est positif », se réjouit-elle.

Des élèves de Casa93 lors d’un atelier upcycling – Crédit photo : Casa93

La Casa93, unique école de mode située en banlieue parisienne, à Montreuil et fondée par Nadine Gonzalez, a pour vocation de mettre en avant les talents issus de la banlieue et de rendre accessible la mode ‘réservée à une élite’. Sur le long terme, l’école espère changer le regard sur la manière de consommer la mode – « On veut proposer beaucoup de choses et partager des valeurs, car c’est un milieu polluant et individualiste. Notre but est de rendre la mode plus solidaire, plus consciente et plus responsable. On veut montrer qu’en s’offrant de la seconde main, on peut être à la mode et laisser parler son imagination. C’est important, pour donner envie à d’autres de faire comme eux », raconte Blanche Cottin.

Isis Dünya souligne un autre problème : la « représentation » pour permettre l’accessibilité à la mode durable : « Moi, j’ai grandi sans représentation. C’est important que les jeunes issus de quartiers populaires puissent en avoir et se référer à des jeunes comme eux qui réussissent en travaillant dans le recyclage, l’écologie, etc. Il faut que l’on puisse leur transmettre cette passion sans qu’il y ait d’obstacle. » Des efforts louables, mais encore timides quand « une partie des Français n’a pas accès à une information vertueuse, honnête et direct » contextualise la présidente de Fashion Revolution France.

Pour compenser, Isis Dünya propose des cours au sein du 093 Lab, programme d’initiation au design de mode et aux arts visuels, à Aulnay-Sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en tant qu’intervenante upcycling. « L’école me contacte pour sensibiliser sur ce sujet des jeunes de quartier, à Aulnay-Sous-Bois. Je pense que le changement des mentalités passe par des actions concrètes, telles que des ateliers ludiques et informatifs. L’état a également un rôle à jouer et devrait donner les moyens aux acteurs de l’environnement de pouvoir s’adresser à ces personnes-là« , fustige-t-elle.

093 Lab, programme d’initiation au design de mode et aux arts visuels, à Aulnay-Sous-Bois (Seine-Saint-Denis)
Crédit photo : Gauche/Jeanne Le Louarn – Droite/093 Lab

Un avis que partage également l’activiste Catherine Dauriac, qui à son tour, déclare son mécontentement face aux manques de moyens : « Il faut mettre en place ces actions dès les classes primaires. On devrait de nouveau avoir des travaux de couture. Ce qu’on avait à l’époque« , rappelle-t-elle. Avant d’ajouter « et apprendre à faire des choses de nos mains : broder, réparer et développer sa créativité autour du vêtement. Il faut remettre le savoir-faire oublié en une génération et demie à la portée de nos enfants, pour leur donner plus de liberté sur leur façon d’acheter des vêtements ».

Depuis sa création en 2013, Fashion Revolution France a mis en place plusieurs actions, dans les villes de Lyon, Marseille ou encore Bordeaux. Ponctuellement, l’association organise des ateliers de réparation de vêtements dans certains lycées et collèges d’Île-de-France pour sensibiliser la nouvelle génération. « À travers nos ateliers, on leur apprend qu’il est possible de donner une seconde vie à leurs vêtements qui dorment dans leurs armoires en apportant une touche créative ». L’association collabore également avec des écoles de mode ou de commerce pour animer des conférences sur ces thématiques.

D’après l’étude Novascope Seconde Main, 77% des consommateurs ne sont pas prêts à procéder à l’achat d’un article d’occasion. Si une partie des consommateurs montrent une large réticence, Catherine Dauriac est persuadée que l’on peut changer les mentalités en sensibilisant dès le plus jeune âge. Elle souligne également l’importance de faire prendre conscience du revers de la fast-fashion (inégalités salariales, conditions de production, etc.) et de mettre l’accent sur les alternatives responsables.

10 octobre 2023

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