Déjà souvent précaires et soumis à des pressions physiques sans pareil, les modèles voient aujourd’hui une nouvelle entité menacer leur profession : l’IA.
Crédit photo : Calvin Klein
Difficile de passer à côté : fin juillet, le Vogue US présentait au cœur de son numéro d’août une double page de publicité de la marque Guess. Jolie blonde aux proportions idéales et au sourire éclatant, la star de cette campagne est parfaite. Peut être un peu trop. Et pour cause : elle a entièrement été générée par intelligence artificielle. Il s’agit d’une création de l’entreprise Seraphinne Vallora, une agence de mannequins numériques. “Il ne s’agit pas de remplacer les séances photo traditionnelles. Il s’agit de les compléter. Il s’agit d’offrir aux marques une nouvelle option”, écrivent Valentina Gonzalez et Andreea Petrescu, les créatrices de Seraphinne Vallora sur leur compte Instagram. Le problème ? Cette « nouvelle option » inclue des coûts moindres pour les marques et des salaires amputés pour les mannequins auxquels s’ajoute une nouvelle inquiétude : être plus parfait que la perfection elle-même.
Coûts moindre et diversité artificielle
Déjà particulièrement concurrentiel, le métier de mannequin sera-t-il bientôt encore plus inaccessible ? “Les mannequins qui gagnent des centaines de milliers d’euros, ce n’est la réalité que des un pour cent, rappelle Nicolas Bianciotto, directeur de casting de l’agence Ikki à Usbek & Rica, Pour vivre du mannequinat, il faut durer au moins trois saisons”. Dans l’univers de la mode, où la rotation des visages est rapide, prolonger sa carrière au-delà d’une saison reste rare. Les mannequins qui ne parviennent pas à s’imposer voient les avances de leur agence (couvrant billets d’avion et hébergements) se transformer en dettes, les cachets, avoisinant les 500 € par show, ne suffisant pas à équilibrer les comptes. C’est d’ailleurs cet argument qu’a avancé H&M, qui a récemment annoncé travailler sur un clonage numérique de trente de ses mannequins afin d’économiser des frais de voyage, par exemple, ou permettre aux modèles d’être sur plusieurs campagnes à la fois.
Si la marque assure que les mannequins percevront une rémunération, la marque n’a pas encore indiqué selon quel modèle. On imagine qu’il ne sera pas similaire à celui du shooting d’origine. De plus, qu’en est-il de celle des photographes ? Des maquilleurs ? Ou des set designers ? De plus, selon le porte-parole de Model Law, ce sont surtout les séances photo destinées au e-commerce qui risquent d’impacter les mannequins. Ces shootings peuvent rapporter entre 800 et 1 700 € par jour aux modèles, alors qu’avec l’agence IA Lalaland.ai, les premiers abonnements débutent à 600 € par mois.
C’est d’ailleurs de cette agence que s’est rapproché Levi Strauss & Co., en 2023. L’objectif ? “Augmenter le nombre et la diversité de [leurs] modèles pour [leurs] produits”. De quoi provoquer la colère des professionnels du secteur qui déplorent que la marque n’ait pas pensé à simplement se tourner de vraies personnes issues de la diversité. “Quelqu’un devrait peut-être dire à l’équipe de direction de Levi’s qu’il existe un moyen simple d’atteindre le même objectif : embaucher des humains réels qui travaillent comme modèles professionnels et méritent […] d’être payés pour leur travail,” résume la journaliste de mode américaine Tariro Mzezewa dans un article sur le site The Cut. Pour rappel, la majorité des mannequins ont la peau blanche, 55,8 % précisément, selon une étude signée Zippia, quand seulement quand seulement 0,9 % des mannequins étaient plus size lors de la saison 2024-2025. Si l’agence Lalaland.ai s’est spécialisée dans la diversité, du côté de Seraphinne Vallora, l’économie se fait à l’inverse de ce côté là. Auprès de la BBC, l’entreprise a affirmé ne pas créer des mannequins plus size car “la technologie n’est pas assez sophistiquée pour ça”. Les mannequins non-blanches, elles, ne récolteraient pas assez de likes, d’après eux. Même dans le monde virtuel, le mannequinat reste un monde aussi impitoyable qu’exclusif.
“Je suis mannequin et je sais que l’IA va me voler mon travail”
En 2020, Sinead Bovell, mannequin et fondatrice de l’entreprise d’éducation technologique WAYE, publiait un article dans Vogue intitulé “Je suis mannequin et je sais que l’intelligence artificielle finira par me voler mon travail” dans lequel elle déplore la déshumanisation du métier. Elle y dénonce notamment la création de “backstories” des modèles artificiels par les agences. “Un point de tension émerge avec les mannequins en images de synthèse : leurs créateurs ne les conçoivent pas seulement comme des avatars, mais leur attribuent également des histoires, des personnalités et des causes à défendre”, souligne-t-elle, prenant l’exemple de Shudu Gram, un mannequin IA qui “espère promouvoir la diversité dans le monde de la mode, collaborer avec des créateurs issus des économies émergentes et des communautés sous-représentées, et rencontrer des créateurs prometteurs” et qui a déjà collaboré avec Fenty Beauty ou Ferragamo.
Sinead Bovell interroge : “Si ces derniers ne peuvent pas réellement s’identifier aux expériences et aux groupes auxquels ils prétendent appartenir (personnes de couleur, LGBTQIA+, etc.), ont-ils alors le droit de s’exprimer sur ces questions ? Ou s’agit-il d’une nouvelle forme d’appropriation culturelle robotique, où les créateurs numériques se déguisent en expériences qui ne sont pas les leurs ?,” avant de rappeler que, pour une personne physique, s’engager dans des causes n’est pas sans risque. “Nous, les mannequins, avons travaillé dur pour que nos histoires soient entendues et que nos expériences authentiques soient prises en compte. Nous nous sommes battus pour changer l’image que nous avons de nous-mêmes, vus comme des échantillons ou des accessoires vestimentaires. Nous nous sommes mobilisés au sein de groupes, comme le réseau Model Mafia dont je fais partie, pour défendre des causes sociales et lutter contre l’exclusivité dans l’industrie de la mode. Dans certains cas, notre activisme nous a même coûté des emplois. Mais maintenant que l’industrie commence enfin à changer, les mannequins numériques peuvent décrocher les emplois pour lesquels nous avons pris des risques. Pire encore, les marques peuvent se contenter de créer des images de synthèse pour défendre des causes au lieu de devoir s’investir elles-mêmes dans ces causes.”
De plus, le mannequin Shudu Gram a été créée par le photographe de mode britannique Cameron-James Wilson, un homme blanc. Se pose alors la question de la légitimité à embrasser certaines causes, et surtout la monopolisation du discours public, alors qu’il est encore difficile pour les mannequins racisées d’être écoutés dans les médias. Dans les colonnes du New Yorker, Lauren Michele Jackson a ainsi qualifié Shudu de “projection numérique de la véritable féminité noire par un homme blanc” quand, pour le Guardian, Sara Ziff, fondatrice du groupe de défense The Model Alliance, craint que “exploiter l’identité d’autrui au détriment de l’embauche de personnes réellement noires puisse être assimilé à du blackface”. De son côté, la mannequin et influenceuse virtuelle Lil Miquela a révélé avoir été victime d’une agression sexuelle à l’arrière d’un VTC, produisant un véritable backlash de la part de sa communauté qui l’accuse de mettre en scène des traumatismes pour tenter de gagner en influence et en popularité.
Des critères toujours plus inatteignables
Au-delà de leur personnalité créée de toutes pièces, les mannequins générés par intelligence artificielle ne sont pas soumis aux mêmes pressions que leurs collègues physiques. La question du poids n’existe pas, elle qui est pourtant grande source d’inquiétude des métiers d’image. Depuis quelques temps, des agences proposent de réaliser des scanners corporels de mannequins, mis ensuite à disposition des marques pour créer des répliques numériques en 3D du corps de leurs mannequins. “Nous recevons de plus en plus d’appels de mannequins qui, après avoir subi des scanners corporels, ont découvert que les droits sur leur corps étaient cédés à une entreprise, ce qui signifiait qu’ils perdaient le droit à leur image”, raconte Sara Riff. Summer Foley, un mannequin de 25 ans, affirme, toujours au Guardian : “C’est mon corps, et je travaille dur pour conserver ces mesures. On ne peut pas faire un scan de moi et utiliser mon image indéfiniment sans que je gagne de l’argent ». Dans son article pour Vogue, Sinead Bovell revient également sur ce sujet. “J’imagine un avenir avec l’IA où les standards de beauté deviendront encore plus irréalistes, car les vêtements seront littéralement portés par des personnes qui n’existent pas. Si l’on observe l’évolution des technologies – comme les filtres à selfie –, ce n’est pas très positif.”
Peau parfaite, silhouette idéale et immortalité : comment un mannequin peut-il rivaliser ? Pour Vogue Business, la journaliste beauté Jessica DeFino nomme cette esthétique et parle de “méta-visage” pour désigner cette beauté numérique dénuée de toute imperfection. En plus de créer de nouveaux standards, les mannequins numériques contribuent à nous éloigner de notre propre humanité, oubliant qu’il est normal d’avoir les pores dilatés, des poils ou des rides. Le Dr Jonathan Dunne, chirurgien plasticien à la clinique Montrose de Londres, est formel : “Les attentes des patients ont considérablement évolué ces dernières années. De plus en plus de personnes font référence à des images générées par l’IA, à des influenceurs ultra-parfaits et à une esthétique améliorée numériquement lors de leurs consultations”.
Si se comparer aux plus belles femmes de la planète était déjà compliqué, comment faire quand nos éléments de comparaisons sont désormais créés de toutes pièces ? Toujours pour Vogue Business, Suzanne Scott, directrice adjointe beauté mondiale chez Seen Group, le confirme. “Nous avons appris à l’IA que la beauté est une esthétique parfaite, hyper-perfectionnée, sans aucune tolérance à l’imperfection. C’est dommage, car la beauté est profondément émotionnelle. Les gens veulent se voir reflétés, mais au lieu de cela, nous observons un look de plus en plus homogénéisé. La beauté a une dimension aspirationnelle, mais les consommateurs ont aussi besoin de se sentir à leur place – et nous perdons cela.” Pour elle, le pire est à venir : si les générations actuelles ont une propension à la comparaison, la génération Alpha “n’aura aucune tolérance à l’imperfection” à cause de ces modèles virtuels. Pour Ellen Atlanta, auteure de Pixel Flesh : How Toxic Beauty Culture Harms Women, “Le simple fait de voir l’image trafiquée renforce le sentiment d’inadéquation, rendant l’idéal de beauté encore plus inaccessible.” En route vers toujours plus de complexes ?
25 août 2025