Entre hypersexualisation et mise en compétition des femmes, ce qui avait commencé comme un contenu léger sur TikTok mettant en scène des employées de grande distribution finit par interroger.

On parle déjà d’un “phénomène Léonie”. Depuis quelques mois, sur le compte TikTok du Carrefour de Laval, la jeune hôtesse de caisse et ses collègues alternent entre danses virales et contenu humoristique pour promouvoir leur boutique. Résultat ? Près de 170 000 abonnés et des vidéos qui cumulent des dizaines de millions de vues. Et l’enseigne de Mayenne n’est pas la seule à jouer le jeu des réseaux pour espérer faire augmenter son chiffre d’affaires. De Chartres à Cholet, de Normal à Leclerc, ce sont les salariées elles-mêmes qui incarnent la communication de leurs boutiques. Mises en caisse (la profession compte 90 % des femmes) pour incarner la vitrine physique de la boutique, les femmes continuent d’être exploitées pour leur physique ou leur genre par leurs employeurs, qui n’hésitent pas à les mettre en compétition avec d’autres employées d’enseignes concurrentes. Si ce mode de communication importée des États-Unis fait d’abord sourire, il questionne : “Jusqu’où peut aller une enseigne pour devenir virale ?,” interroge ainsi Lobna Abou El Amaim, planneuse stratégique pour We are social, agence créative spécialisée pour les réseaux sociaux, interrogée par LSA.
Un succès qui inquiète
Au Carrefour de Laval, très vite, l’attention s’est reportée sur une seule personne : Léonie, 18 ans. “Très vite, il y a eu beaucoup de commentaires sur le physique Léonie, souvent très sexualisés côté hommes, et avec une forme d’admiration de sa beauté pour les femmes, analyse Lobna Abou El Amaim,, Même le KFC a réalisé une vidéo avec le message suivant : « POV, tu cherches le meilleur poulet de ton bucket et c’est pas Léonie du Carrefour Laval. » La hype a vite tourné au malaise.”
Et pour cause : si la jeune fille s’amuse sur Aya Nakamura avec ses collègues dans la réserve, les commentaires, eux, sont loin d’être aussi légers. “Notre community manager est H24 à les modérer et à les supprimer, déplore Angélique Durchon, directrice de l’hypermarché Carrefour de Laval, à Ouest France, Léonie, elle, me dit que ça va. Mais il y a des mamans qui emmènent leurs enfants à l’hypermarché juste pour la voir. Ou d’autres qui prennent un seul produit pour pouvoir passer à sa caisse. De faux comptes ont été créés sur elle. Ça me dépasse, et c’est un peu malsain.”
Rapidement, la caissière est devenue le “sex symbol” de ce contenu promotionnel, jusqu’à voir naître un nouveau défi : se déplacer jusqu’au Carrefour de Laval juste pour voir la nouvelle star des réseaux. Quitte à en oublier la réalité. Paniquée par ce succès, l’enseigne a renforcé sa protection avec un agent de sécurité. “Nous ne sommes pas prêts. Nous avons décidé de poster un agent de sécurité, pour protéger la jeune femme,” avoue Angélique Durchon, qui se dit “sur ses gardes. On a l’agent de sécurité qui regarde s’il n’y a pas de débordements. C’est la rançon de la gloire”. Une rançon qui se paye cher : en parallèle des vidéos, d’autres contenus en lien avec la jeune fille émergent sur Internet, des fausses vidéos réalisées grâce à l’IA à l’usurpation d’identité en passant par les vidéos conseils inquiétantes pour espérer séduire Léonie.
Encourager la concurrence entre femmes
Laval est loin d’être le seul, ni le premier, hypermarché à développer sa communication sur les réseaux sociaux. Et les autres enseignes, d’Auchan à Normal, tentent de débusquer leur Léonie, à l’image du Carrefour de Cholet ou celui Chalon Sud. En enchaînant les trends, les supermarchés ne se démarquent pas par une com’ originale, mais par la beauté de leurs employées. Et encouragent les internautes à évaluer et comparer les caissières d’une boutique par rapport à l’autre. Sur les réseaux, on peut carrément lire les préférences de chacun, voire même des suggestions d’ouvrir des compétitions de “Miss Carrefour”. Élevées au rang d’influenceurs, les employés eux-mêmes deviennent les visages des magasins pour lesquels ils travaillent. Alors plus le visage est beau, plus le magasin gagne en popularité. D’ailleurs, Léonie a souvent été accusée d’être l’exemple parfait du beauty privilège : “Si elle était moche, ça n’aurait jamais buzzé,” peut-on ainsi lire sur les réseaux sociaux.
Quand c’est Leonie du carrefour de Laval c’est incroyable ce qu’elle fait mais ça serait Bintou qui ferait des TikTok en magasin mdrrrrrrrr vsyy licenciement pic.twitter.com/WObs8vfw5h
— Djo (@le_djo8) December 15, 2025
Et là où ses collègues masculins sont plutôt les stars de contenus humoristiques, Léonie elle danse, ou fait des vidéos mettant en avant son statut de jolie fille. Un constat qui dépasse les frontières de notre pays, puisque récemment, Elaine Victoria, caissière allemande de 21 ans chez Aldi, a été élue “caissière la plus sexy du monde” par les internautes après avoir posté un TikTok viral d’elle au travail, culminant à plus de 45 millions de vue.
Dès lors, lorsque l’on se balade sur les réseaux sociaux, on trouve des contenus comme “Top 3 des babies de Carrefour” qui classe les différentes caissières entre elles, ou “Tu choisis qui entre Léonie de Carrefour et Mareva d’Intermarché ?”. Des femmes mises en compétition pour leur physique, sur un lieu de travail qui ne le requiert pas : de quoi encourager la rivalité féminine, déjà particulièrement présente dans le cadre professionnel comme le rappelle Racha Belmehdi dans un article Welcome To The Jungle. Alors que les femmes peinent plus que les hommes à évoluer au sein d’une entreprise, si le fait d’être considérée comme jolie pour devenir populaire sur les réseaux sociaux entre en compte dans leur avenir professionnel, comment encourager la sororité ?
Pour l’autrice, “la rivalité féminine permet aux hommes de prospérer. Pendant que les femmes se tirent dans les pattes, les hommes avancent. Maintenir les femmes dans une insécurité permanente sert énormément de monde et d’entreprises.” Il n’est alors pas étonnant que la dernière vidéo du Carrefour Laval mette en scène Léonie, ses collègues et… Alexandre Bompard, PDG de Carrefour.
Ainsi, alors que Carrefour s’enrichit et fait grimper sa côte de popularité, les insécurités des collaboratrices de Léonie, peut être moins à l’aise devant une caméra, ne seront-elles pas exacerbées par cette compétition, aussi tacite soit-elle ? “Il faut les encaisser pour l’équipe, admet Angélique Durchon, Il y a une jeune fille qui a fait un TikTok et qui s’est pris des commentaires. Elle a tout de suite voulu tout arrêter.” Être prêt à jouer les influenceuses sera-t-il désormais une qualification requise pour travailler dans la grande distribution ?
20 décembre 2025