À Paris, celle qui a quitté la Martinique pour plus d’opportunités professionnelles, veut en finir avec la notion de déguisement trop souvent accolée aux tenues jugées folkloriques.
Quand nous avons découvert le travail d’Emmanuelle, qui travaille en solo pour sa marque Flech Kann, on a été frappés par sa singularité. Jamais nous n’avions vu le Madras retravaillé ainsi, avec des codes empruntés au streetwear et à la mode, bousculant notre regard sur un tissu qui est arrivé dans les Antilles à la fin de l’esclavage, vers les années 1850. Originaire d’Inde, le Madras est en fait né bien loin des îles françaises, il prend naissance dans la capitale de l’état du Tamil Nadu à des milliers de kilomètres des DOM-TOM. On doit son arrivée dans les Antilles à la vague de migration d’ouvriers indiens, débarqués dans les îles à partir de 1850. Pour palier au manque de main-d’oeuvre dans les champs de cannes à sucre, ils sont des milliers à débarquer et à introduire le Madras en Martinique, à La Réunion mais aussi en Guyane et en Guadeloupe. Il est depuis considéré comme faisant partie du patrimoine culturel de ces îles dont les habitants le portent fièrement lors de cérémonies. Mais bien loin du soleil de sa Martinique natale, Emmanuelle déconstruit le concept de l’habit jugé traditionnel. Sous le nom de son label Flech Kann, elle mélange traditions et codes actuels de la mode et fait du Madras son terrain de jeu. Rencontre avec la jeune femme qui ne fait que des pièces uniques.
ANCRÉ : Tu as choisi de retravailler le Madras pourquoi ?
Emmanuelle, créatrice de Flech Kann : J’ai choisi de retravailler le Madras pour plusieurs raisons. La première c’est tout simplement parce que j’aime beaucoup les couleurs et que le Madras est justement un tissu plein de nuances. Parfois peut-être un peu trop, mais trouver le juste milieu fait partie du jeu. La deuxième c’est que je suis antillaise et que le Madras est l’un des tissus phares des costumes traditionnels martiniquais. J’ai toujours eu une admiration pour les Indien.ne.s qui ont su garder une grande part de tradition dans leur tenue de tous les jours. J’aurais aimé que ce soit le cas également pour la Martinique car -encore une fois – porter des jeans sous 35° ce n’est pas facile tous les jours (rires). J’ai voulu créer une alternative !
Quelle est la signification de ce tissu et comment est-il arrivé dans ta vie ?
Le Madras c’est la patrie. C’est la chaleur de mon île et des miens. C’est un signe d’appartenance car si tu portes du Madras soit tu es antillais soit tu as fait deux semaines de vacances au Club Med de Saint-Anne et tu as kiffé. Il n’y a pas d’entre deux. J’ai rencontré le Madras parce qu’on avait des ami.e.s en commun, on se connaissait mais on ne se fréquentait pas trop. Et puis un jour on s’est retrouvés à Paris et je me suis dit «pourquoi pas ? ». Du coup je lui ai proposé un date, ça s’est super bien passé et depuis c’est l’amour fou, on a même lancé une marque ensemble (rires). Prochainement je rencontrerais ses amis Broderie Anglaise et Taffetas; restez connectés !
Pourquoi est-il si peu présent dans la mode selon toi ?
Parce qu’il ne s’adapte pas au climat de l’Occident qui est celui qui donne le La en termes de mode. Cette idée est renforcée par le rejet dès le départ du Madras par les Européennes (à qui il était initialement destiné). Ici il fait froid pendant 9 mois alors on va éviter de porter des cotonnades. Il fait face aussi à une autre concurrence : la présence de son parent le Tartan. Dans l’ombre le Madras aura un peu de mal à devenir maintsream. C’est aussi un tissu très léger et très coloré et encore une fois ça ne joue pas en sa faveur. Ce sont les raisons pour lesquelles il n’a pas été plus développé au fil du temps par les européens et européennes selon moi.
Quels sont tes challenges face à justement cette méconnaissance du tissu, versus le Wax par exemple qui s’est largement démocratisé ?
Mon premier challenge est de convaincre les martiniquais et par extension les antillais eux-mêmes que le Madras est un tissu qui se porte. Si les miens ne sont pas convaincus comment pourrais-je convaincre les autres ? Mon deuxième challenge est l’assimilation du Madras au monde et habitudes modernes et mon troisième challenge serait d’entretenir une certaine créativité. Comparer le Madras et le Wax c’est comme comparer Rihanna et Beyoncé, ce n’est pas la même histoire, le même parcours, néanmoins on peut faire remarquer que le Wax est moins couteux et plus facile à coudre que le Madras. En termes de popularité, je pense que la présentation de n’importe quel tissu au motif africain comme étant du Wax , parfois à tort, a aussi aidé à l’augmenter.
Le Madras est-il un tissu intouchable étant donné toute sa signification ?
Pas du tout bien au contraire ; au cours de son histoire il a évolué que ce soit en termes de technique, de style ou de public. De plus le Madras est un tissu qui reste facile à coudre donc on peut y voir une invitation à son utilisation.
Dans cet édito, on voulait s’éloigner de la notion de costumes qui entourent souvent les tissus jugés « folkloriques ». Quelle pièce te permet toi aussi de s’éloigner de cette vision ?
Je n’ai pas de pièce en particulier, je dirais plus que c’est une technique. Dès lors que le motif Madras est associé à quelque chose de plus moderne, par exemple des tissus extensibles ou même juste une coupe courte, on est très loin de l’idée de la grand-mère en robe Matador (robe traditionnelle pour les grandes occasions) prêt-à-servir le Pen-o-bè Chokola (mets traditionnels) à la communion du petit. Mais si je dois donner un exemple je dirais… une robe moulante transparente ? Je pense également qu’une bonne façon de retirer cette idée de folklore serait que les non-antillais cessent de considérer nos tenues traditionnelles comme des déguisements de carnaval. Les traditions des uns ne sont pas les déguisements des autres !
Un dernier mot sur le Madras ?
On (les autres créateurs antillais et moi) va bientôt lui faire revivre son âge d’or, épi tcho lanmou comme on dit chez nous, c’est à dire : avec beaucoup d’amour.
Vous pouvez retrouver le travail de Flech Kann sur son compte Instagram.
Crédit photo :
DA : Hanadi Mostefa
Photographe : Neuf Neuf
Modèle et créatrice : Flech Kann
Studio : La Manufacture
16 décembre 2021