Réponse avec la critique et autrice Rhoda Tchokokam, qui dans son livre “Sensibles, une histoire du RnB français”, raconte pour la première fois l’histoire d’un genre trop souvent inconsidéré.
Il n’avait jamais été raconté. Pas comme ça. Le R&B français s’offre l’un de ses meilleurs albums à travers les pages papier de la critique Rhoda Tchokokam. Dans son premier livre intitulé “Sensibles, une histoire du RnB français”, elle redonne au genre toute sa densité. Trop souvent considéré comme une sous catégorie du rap, comme un chant de petites zouzes, le R&B français a trop longtemps, et continue, d’être relégué au second plan. Comme si, comme le rappellent les pages de Rhoda Tchokokam, il n’avait pas de valeur suffisante pour vivre seul. Mais son R, son N et son B, ne pouvaient rester orphelins. Ils ont désormais une histoire, s’étalant d’un « Dieu m’a donné la foi » chanté par Ophélie Winter » , qui rentre à l’époque suffisamment dans les codes normés (femme blanche) pour passer en radio aux anecdotes oubliées de « Sensitive », premier label français qui va permettre aux artistes R&B de transformer leur passion en un véritable métier.
ANCRÉ : Pourquoi le R&B français semble t-il si peu respecté ?
Rhoda Tchokokam, autrice de “Sensibles, une histoire du RnB français” : Parce qu’on considère que c’est une sous musique, que les textes des artistes ne tiennent pas la route, que c’est une copie et même une mauvaise copie de la version américaine. C’est aussi un style de musique qui a été investi à une certaine période par des femmes noires et maghrébines souvent issues de milieux populaires. Donc forcément il y a une stigmatisation qui est liée aux origines sociales de ces femmes. On considère donc que leur musique n’a pas d’intérêt artistique par exemple. Ce que j’essaie de démontrer dans le livre, c’est que la plupart de ces croyances sont fausses, qu’elles sont plus liées à une certaine inculture, une incompréhension de la musique, un racisme, un sexisme ou même un classisme. Le R&B français est si peu respecté à cause de différentes croyances qui pour moi, en disent plus sur les personnes qui méprisent le R&B pour X et Y raisons que réellement sur la musique ou sur les artistes qui font cette musique.
Le R&B français est souvent comparé au R&B américain. Est-ce que c’est une erreur ?
Je ne pense pas que ce soit une erreur, parce que la plupart des artistes pionniers et pionnières disent qu’ils ont été inspirés par le R&B américain, par les chanteurs et chanteuses de Soul et par le New Jack Swing de la fin des années 80. Forcément, ce R&B-là fait partie de leur fondation, le souci survient quand on commence à dire que le R&B français serait une mauvaise imitation du R&B américain. Le R&B français n’est pas une imitation. C’est une adaptation. Il y a une différenciation assez claire, parce qu’il y a des enjeux linguistique. Avec une adaptation de la musique et de la mélodie à une langue française qui n’est pas aussi mélodieuse que l’anglais. Les producteurs sont également totalement différents, dans le R&B français ils sont français, africains, antillais, belges et congolais/belges. Il y a beaucoup de styles de R&B français qui ont émergé au milieu des années 90, qui diffèrent de ce qui se passait dans le R&B américain. Donc, non, le R&B français n’est pas une copie du R&B américain.
Dans votre livre on découvre que celle qui a vraiment popularisé le R&B français est Ophélie Winter avec le titre “Dieu m’a donné la foi“. Et ça fait grincer des dents les puristes. Pourquoi ?
Le cas Ophélie Winter est assez complexe, parce qu’on a là le cas d’une chanteuse qui est déjà connue du grand public français. Elle est présentatrice d’une émission télé sur M6, c’est une grande blonde, blanche aux yeux bleus. Elle correspond aux standards esthétiques occidentaux/français. En 1995 le titre « Dieu m’a donné la foi » est le premier titre dit R&B à arriver au sommet des charts. Donc, forcément pour les artistes pionniers qui sont là depuis les années 90, qui ont fait émerger le R&B de l’underground, qui ont tous fait les petites scènes, qui viennent des MJC, qui se connaissent tous parce que la scène est petite et qui sortent des titres aussi depuis les années 92 avec N’Groove par exemple, et qui n’ont pas eu ce succès-là, c’est compliqué de voir Ophélie Winter comme un succès légitime. C’est compliqué de ne pas le voir comme quelque chose qui serait beaucoup lié à la tête et aussi au réseau tout simplement.
Quand se situe l’âge d’or du R&B français ?
Il commence en 1997 et se termine en 2003. À partir de 94 il y a des prémices, avec le premier album de R&B français de Tribal Jam qui sort en 1994, la première compilation de « Sensitive » qui sort la même année et en 1996, il y a d’autres albums qui sortent. Mais ce qui se passe entre 97 et 98, c’est qu’on a à la fois des albums, des singles, des maxis, des compilations dont « Indigos » et « 24 carats », donc beaucoup de projets avec des vraies propositions ou plutôt des sous-dites propositions artistiques. Donc, là, on a l’impression que le R&B français commence à atteindre une forme de maturité artistique. Pour moi, elle se développe pendant cette période-là.
Il va y avoir une époque où le R&B français va reprendre des classiques de la variété française (Pas toi de Goldman/ Je veux chanter pour ceux de Michel Berger…). Qu’est ce que le R&B tente de faire à ce moment là ?
Dès ses débuts le R&B français a flirté avec la variété française, mais c’était surtout stratégique, c’était une stratégie commerciale. La musique était nouvelle, elle était encore inconnue du grand public français. Donc pour certains labels, certaines maisons de disques, le meilleur moyen pour faire connaitre leurs artistes c’était de faire des versions R&B de classique de la variété française. Par exemple, il y a un titre de Nicole Croisille sur la compilation Sensitive, il y a « Pas toi » de Jean Jacques Goldman repris par MelGroove. La reprise qui a eu le plus de succès est celle de Lââm « Je veux chanter pour ceux qui sont loin de chez eux » de Michel Berger. Donc c’était une stratégie commerciale.
Le R&B va être perçu et vendu par la presse de l’époque, comme une sorte de revanche des filles sur le rap. Il est qualifié de mouvement féministe. Pourquoi cela est-il faux ?
Dans les années 2000, il y a un changement assez clair sur la manière dont on parle du R&B français, il commence à être décrit comme une revanche de filles, comme un genre qui est investi principalement par des artistes féminines et même parfois comme un mouvement féministe. Sauf que cela voudrait dire que les chanteuses R&B seraient en conflit avec les rappeurs. Que les chanteuses se plaindraient ou répondraient au machisme des rappeurs. Le problème justement avec cette limite ou plutôt cette limitation de ces échanges dans un cadre particulier, en général le cadre c’était dans la banlieue, c’était de dire que si les femmes du R&B parlent du sexisme, elles parlent forcément des rappeurs noirs et arabes qui sont biologiquement sexistes. Il y avait donc déjà des biais clairs qui s’inséraient dans ces discussions et puis surtout c’est très bizarre de dire qu’une musique est genrée et que c’est uniquement des femmes, alors que dans les années 2000, il y a toujours des artistes masculins qui étaient actifs comme Matt Houston, Corneille… Comme par hasard, le R&B devient un genre féminin au début des années 2000.
La scène rap des années 90-2000 s’est servie de la scène R&B sans la soutenir en retour, écrivez-vous. Les chanteuses cantonnées à faire des refrains ne verront pour certaines jamais leurs carrières décollées, car relayées au second plan. On fait souvent le reproche au R&B français qu’il n’était pas au niveau mais c’est finalement l’industrie qui a tué un peu dans l’œuf le mouvement ?
Ce qui était pour moi important dans le chapitre 3, qui évoque les collaborations entre rappeurs et chanteurs ou chanteuses, c’était de répondre à cette idée ou plutôt à cette théorie que le R&B français se serait installé en tant que genre grâce au rap. Il y a aussi cette idée que dès que le rap a arrêté de contacter des chanteuses pour les refrains, le R&B est tombé. Je pense que dans ce chapitre ce que je mets en avant, c’est l’idée que même en faisant des duos avec des rappeurs, les artistes en question n’étaient pas assurés d’avoir une carrière ou même derrière d’avoir une trajectoire en maison de disque sans embuche. On voit bien qu’en regardant les différentes trajectoires et artistes, il n’est pas aussi facile de dire : oui les rappeurs ont fait des duos avec des rappeurs et des chanteuses et ils en ont bénéficié directement. C’était beaucoup plus compliqué que cela, les structures des maisons de disques n’étaient pas faites pour accueillir les artistes de R&B. C’est donc beaucoup plus complexe.
Les clips vidéos de R&B vont aider à représenter les femmes noires et arabes différemment. Loin des stéréotypes de la femme de ménage par exemple au cinéma, ou victime. Comment les chanteuses ont-elles tenue à se présenter au grand public ?
On a tendance à dire que le paysage audiovisuel en France à partir de la fin des années 80 jusqu’aux années 2000, c’était un peu le néant pour les représentations diverses et humaines de femmes noires ou maghrébines tout simplement. Quand on commence à regarder les clips spécifiquement de R&B français, car c’est dans le R&B français à partir des années 90 qu’on commence à voir de plus en plus de chanteuses noires dans la musique française, là, on commence à accéder à d’autres représentations. On a des femmes qui peuvent venir avec des idées parfois féministes, on a des femmes qui disent par exemple qu’elles ne sont pas limitées à une banlieue alors qu’on essaie de les cataloguer dans la fiction (cinéma, série…) au même moment. Il y a des femmes qui passent des messages politiques fort dans leur musique ou dans leurs clips. Donc regarder les clips, c’est pouvoir écrire une autre histoire de la représentation de ces femmes dans le paysage audiovisuel français. Dans le livre, mon but était d’aborder le R&B sous un angle visuel aussi et lorsqu’on s’y attarde on accède à de nouveaux sens.
Vous notez une chute du R&B post années 2000. Quand il commence à flirter avec la variété française. Comment cela arrive t-il ?
Ce que j’appelle le R&B variété, déjà c’est un style de R&B qui se développe dans les années 90 avec un groupe comme Native avec des chanteuses qui ont la capacité d’être R&B, mais la manière d’écrire, la production vocale et la musique ne le sont pas. On a quelque chose qui est finalement un peu inabouti, car on sait qu’elles ont la capacité d’être R&B, mais la production et les personnes qui les entourent n’ont pas la capacité de faire du R&B. Cela peut être totalement intentionnel, car on veut pouvoir les situer sur un marché beaucoup plus initié à la variété française qu’au R&B, mais on veut quand même toucher le R&B, car c’est une musique qui devient populaire dans les années 90. Pendant les années 2000, c’est que cette formule-là qui se démocratise, se popularise. On a de plus en plus d’artistes qui font du R&B variété, parce qu’il a été prouvé comme commercialement efficace avec une artiste comme Lââm à la fin des années 90 et sa reprise de Michel Berger. Dans les années 2000 on commence à avoir des Nadia, Corneille ou encore Tragédie. Il y a un désir de se rapprocher du R&B, mais ça ne l’est pas, il y a un désir de dire que les artistes eux-mêmes le sont, mais ils ne le sont pas vraiment. Le problème, c’est que cette formule-là se popularise et a beaucoup plus de succès que l’autre forme de R&B qui est beaucoup plus solide artistiquement parlant. Cette démocratisation arrive trop tôt, au moment où le R&B n’a pas atteint sa maturité artistique et ça devient compliqué pour les artistes qui ont une vraie fondation R&B. Ils sont éclipsés par cette nouvelle forme « variété », car cela devient le style qui fonctionne et c’est ce que les maisons de disques préfèrent mettre en avant pour avoir leur ROI. Derrière, il y a une forme de R&B qui se popularise, dépouillé de ses fondations, qui est un peu l’ombre de lui-même et qui ne permet pas en tout cas à la scène R&B de se dépasser. On arrive à un moment où on se pose la question sur le futur du genre.
Le R&B et le zouk ont entretenu des liens étroits. C’est toujours le cas aujourd’hui ?
Ce que je trouve un peu dommage dans les articles qui peuvent aborder aujourd’hui la présence des musiques caribéennes dans la musique populaire française et – je dis musique populaire française pour ne pas utiliser le terme fourre-tout : pop urbaine – c’est que l’on a tendance à ne pas mentionner que le zouk spécifiquement et le R&B par exemple, sont liés depuis les années 90. Et ils le sont grâce à un monsieur appelé Jean-Michel Rotin qui a commencé de premières expérimentations avec le groupe Énergie. Il est au final le pionnier de cette fusion en France, d’une histoire qui a commencé en réalité il y a 30 ans. Donc, parler du zouk et du R&B sans parler de ces premières fusions d’il y a 30 ans, je pense que c’est manqué une partie de son histoire. C’est une fusion qui pour moi est complètement logique spécifiquement au contexte français.
Le R&B a souvent été considéré comme un genre musicale féminin, aujourd’hui encore si elles sont nombreuses à en faire, les chanteuses féminines sont toujours plus dans l’ombre que leurs homologues masculin. On pense par exemple à Tayc, Dadju… qui eux ont explosé. Pourquoi les femmes peinent encore à se faire une place ?
Je pense qu’il y a une différence de traitement clair entre les hommes qui font du R&B et les femmes qui font du R&B. On peut le voir même dès le début des années 2000 avec la musique de Matt Houston dont on parle avec des termes qui sont moins paternalistes et désobligeant que quand on parle de la musique des femmes. Pourtant, les deux parlent du même sujet : l’amour, mais comme par hasard, l’amour évoqué par un homme, c’est peut-être plus intéressant qu’évoqué par une femme. Donc, je dirais c’est clairement du sexisme. Comme quand on considère que le R&B, c’est une musique de fille. En revanche, quand les hommes le font on considère que c’est plus intéressant. C’est comme en cuisine, il y a principalement des femmes qui cuisineront, mais ce sont les chefs qui sont souvent des hommes qui seront plus considérés que les cuisinières. Donc, je pense que c’est ça, c’est du sexisme pur et dur.
Pour finir on écrit R&B ou RnB ?
J’ai une position d’extrémiste sur l’orthographe de R&B, je pense que l’on devrait toujours l’écrire avec le symbole typographique esperluette (&). Donc j’ai un problème quand il est écrit avec R’n’b ou alors RnB parce qu’on ne le dit pas RnB mais R&B. Même lorsqu’on dit avec la prononciation française, on essaye de donner une prononciation à l’anglaise. Alors, pourquoi pas aller jusqu’au bout et l’écrire comme il est écrit aux États-Unis par exemple. De toute façon, je pense aussi qu’il y a une forme de contradiction, car quand Matt Houston fait son album RnB de rue en 2001. RnB est écrit avec le symbole typographique de « et » et non RnB. Ce serait bien que tout le monde s’accorde aujourd’hui que le RnB qui a été créé en France est juste une continuité aussi de ce qui a été fait aux États-Unis, même s’il y a des spécificités qui sont propres, c’est bien aussi de pouvoir lier la musique culturellement à ce qui est fait aux États-Unis.
Pour suivre l’actualité de Rhoda Tchokokam voici son compte Instagram.
La livre “Sensibles, une histoire du RnB français” est disponible en vente ici.
15 mai 2023