À quand un peu de respect pour les rappeuses françaises ?

De plus en plus d’initiatives visent à aider celles qui manquent de visibilité. Quitte à les enfermer dans des clichés ?

La rappeuse Le Juiice
Crédit photo : Jaimelimage

Dans la dernière création de Canal +, elles sont cinq rappeuses à avoir été enfermées dans une maison pour créer un titre. À la découverte du pitch, on ne peut pas s’empêcher de lâcher un souffle d’exaspération. Doit-on forcément réunir les artistes féminines telles des Spice Girls pour les sublimer et faire entendre leurs voix ? Peut-être après tout, quand on constate à quel point elles sont absentes du genre musical dominé par les hommes. Et pourquoi ? Peut-être parce que certaines ne sont pas encore arrivées à maturité ? Sûrement, (même si on s’est tapés La Moulaga). Parce qu’elles sont en sous-nombre en comparaison à leurs homologues masculins ? Pas vraiment. C’est en réalité dans les médias spécialisés et les labels, qu’elles sont sous représentées. Aussi parce que le budget marketing alloué aux femmes est moindre, comme dans toutes les industries d’ailleurs.

Chilla, Bianca Costa, Davinhor, Le Juiice et Vicky R réunies dans le documentaire “Reines” de Canal+
Crédit photo : @jaimelimage

“Le public du rap français est prêt pour la vague #MeToo; l’industrie, non”, écrivait Slate dans un article de 2020. Une partie de la réponse à toutes nos questions se trouve sûrement dans les œillères que le rap français a revêtues pendant la vague Me Too. Et quand on voit les passe-droits octroyés à Niska sur lequel des doutes planent quant à des violences conjugales infligées à Aya Nakamura, versus le boycott d’autres rappeurs comme Romeo Elvis, on se dit que l’industrie elle-même est inégalitaire. Pas de plainte, pas de coupable nous direz-vous. C’est un fait. Mais aucun des deux rappeurs cités ci-dessus n’a fait l’objet d’une plainte et pourtant, un seul monte dans des “govas” pour faire de la promo.

L’importance de s’unir en réseau

La cancel culture est sûrement un fléau, mais qu’en est-il de la conséquence-culture ? Peut-elle créer une “safe place” pour que les femmes soient enfin mélangées à l’écosystème du rap tout court sans distinction de genre ? “J’ai pu discuter avec des rappeuses qui m’ont dit qu’elles-même ressentaient ce besoin (de se réunir entre elles). C’est toujours un milieu très masculin, difficile. Elles ont l’envie de se liguer entre femmes, de passer par des circuits féminins car ça reste un milieu qui leur est hostile”, nous répond Sylvain Bertot, auteur du livre “Ladies First : Une anthologie du rap au féminin”. 

Même son de cloche chez Eloïse Bouton, fondatrice du média Madame Rap lancé en 2016, et visant à mettre en avant le rap féminin et LGBTi. Cette dernière invite les artistes féminines à se constituer en réseau. “On est face à un réseau systémique alors il faut soi-même se mettre en réseau. Les hommes le font très bien naturellement. Nous c’est plus compliqué on nous apprend que les femmes sont des rivales, qu’on est en compétition, qu’il n’y a de la place que pour une femme dans chaque domaine. Et je ne parle pas de sororité sous forme de posture. Genre girlpower ça ne sert à rien. Je parle de vraies rencontres professionnelles. Partir à la rencontre de beatmakeuses, de DJ, de manageuses… Si sur toute la chaîne il y a une présence forte de femmes, il y a aura plus de visibilité. De la programmatrice à la journaliste qui relaie”.

La rappeuse Brö
Crédit photo : Joshua Peronneau

De la boulette pour les marques

Peu représenté, le rap féminin attire pourtant les marques et les associations. “Rappeuses en liberté”, concours organisé par Puma cet été, vise à trouver la prochaine big star française. Le laboratoire dédié à la création FGOmBarbara a lancé une initiative pour soutenir une beatmakeuse et une rappeuse. Récemment, KANIS, Chilla, Alicia., Joanna, Vicky R et Sally, s’associaient sur le titre “Shoot”. La solution du girlsband ou la fameuse réplique de Booba “par nous pour nous”, semble avoir été adoptée dans ce milieu qui laisse à la marge celles que l’on ne cesse de comparer à Diam’s. En ouverture du dernier documentaire de Canal + “Reines, Pour L’Amour Du Rap”, le réalisateur Guillaume Genton choisit justement de les introduire sur le titre “La Boulette” de l’ancienne star du rap français. Un cliché en signe d’hommage qui colle un peu trop à la peau. On s’interroge. A-t-on l’impression de chercher le prochain NTM à chaque fois que l’on dissèque l’album d’un nouveau groupe masculin ? Ou le prochain MC Solaar à chaque nouveau parolier qui se lance ? Pourtant le fantôme de Diam’s est bien présent dans les esprits, même face aux 359 rappeuses françaises répertoriées sur Madame Rap.

La rappeuse Le Juiice se le fera rappeler après avoir insinué que celle qui se fait appeler par son vrai prénom Mélanie, avait été portée par le public et les médias en raison de sa couleur de peau : blanche. Le Juiice, née de parents ivoiriens, se fera reprendre violemment sur les réseaux sociaux pour cette sortie médiatique, on la confrontera au niveau actuel du rap féminin. Dans “Cause à effet” sorti en 2004, Diam’s adressait déjà ces pensées : “Non, des gens ont dit que j’ai réussi car j’étais blanche. Vas-y remballe tous tes blablas, j’ai réussi parce que je te mange”. Alors posons la question noir sur blanc. Le rap féminin donne-t-il l’appétit ?

La responsabilité des médias et labels spécialisés

C’est peut-être finalement l’industrie elle-même qui se trompe d’assiette. La street credibility, souvent associée à la fiabilité d’un rappeur, détermine-t-elle encore le talent ? Pour certains médias il semblerait que oui. “Il n’y a aucune données statistiques qui dit que les rappeuses françaises sont moins bonnes que les américaines.”, nous glisse Sylvain Bertot. Il poursuit : “En France il y a deux types de médias qui traitent de ce sujet. Les médias avec une crédibilité rap, et les médias généralistes. Et on s’aperçoit que c’est dans les médias généralistes qu’on va retrouver des pensées féministes. Par exemple France Inter va adorer Chilla. Elle a des textes qui correspondent à une certaine attente esthétique de leur cible. Ces médias périphériques, qui n’ont pas de crédibilité pour les fans hardcore, vont justement avoir tendance à mettre en avant des femmes. Alors que dans les canaux dits “historiques”, la préoccupation féministe sera moins forte, avec des idées un peu plus préconçues, plus limitées sur ce que doit être un rappeur“.

La rappeuse marseillaise Soumeya

Chez Booska-P, qui se présente comme le média de référence des influences urbaines, les femmes sont presque invisibles dans les contenus spéciaux (interview, freestyle…). Seule Wejdene, chanteuse de pop-urbaine, semble avoir eu les faveurs du média qui lui consacre une vidéo Youtube il y a 6 mois. Il faut ensuite remonter 10 mois en arrière pour apercevoir un freestyle d’une rappeuse cette fois, en la personne de Doria. Celle qui a sorti son album en juin dernier colle davantage à l’image street du rap.“Diam’s n’était pas qu’une kickeuse. Son succès, elle le doit aussi au fait qu’elle a fait de la variété. Elle a pu toucher un public plus sensible d’adolescentes. Diam’s était un girlsband à elle toute seule finalement.”, détaille Sylvain Bertot pour expliquer le succès grand public de l’interprète de “Dans ma bulle”. Pour Eloïse Bouton, c’est aussi les choix marketing du label qui peuvent être en cause. “Souvent on me les présente comme l’exception, l’unique. Leur rappeuse c’est la seule qui, la première qui. Il faut arrêter de vouloir jouer l’exception car c’est rappeler que c’est exceptionnel dans tous les sens du terme d’être une femme qui fait du rap, avec l’idée qu’il n’y a de la place que pour une rappeuse”.

La place de la femme dans la société française encore en pleine évolution

“Le rap américain, malgré le côté sexiste, me paraît aujourd’hui plus ouvert aux rappeuses. Cela s’explique aussi par des raisons sociales”, précise Sylvain Bertot. “Les rappeuses américaines viennent pour la plupart de la sphère afro-américaine. Et contrairement à ce qu’on a pu prétendre, c’est un milieu où les femmes sont un élément central. C’est le milieu des mères célibataires, les rappeurs rendent tous hommage à leur maman qui portait la culotte et gérait le foyer”, continue t-il. “Si on gratte ce vernis sexiste du rap, il y a un rôle fondamental de la femme aux États-Unis dans ces milieux là. L’afro-américain s’est d’ailleurs souvent lui-même senti dé-viriliser par cette tradition qui place la femme au centre de la famille, la femme qui structure la société. Ce qui n’est pas forcément la tradition française. L’agenda féministe a été d’abord un sujet plus américain que français.”

Eloïse Bouton le dit, elle essaie de ne pas utiliser l’expression rap féminin, “parce que dans la tête des gens, femmes = moins bien. Comme le foot féminin. Le genre n’a rien à voir avec les compétences. Le rap est transgressif, être une femme et rapper c’est transgresser. Le rap est aussi un moyen de donner de la voix à des femmes qui n’en ont pas dans la sphère publique, des femmes racisées ou de la communauté LGBT+. Elles parlent de leurs corps, de leur sexualité, ce sont des discours qui font peur encore”. Et leurs mots se répercutent sur une industrie qui change mais reste encore contrôlée par des “hommes hétérosexuels d’un certain âge, d’un certain milieu social, ils projettent plein de choses sur ces artistes. Souvent ils prétendent savoir ce que le public attend ou n’attend pas. Une rappeuse, il faut qu’elle chante tout de suite parce que l’auditoire a besoin de ça. Mais qui dit ça, où sont les chiffres ?”

Avec tout ça en tête on se dit que l’arrivée du rap sur le géant du streaming Netflix, à travers son adaptation française du programme américain “Rythm and Flow”, un télécrochet dédié au genre musical, pourra faire évoluer dans le bons sens les mentalités et le système tentaculaire que représente l’écosystème du rap FR. La rappeuse Shay, a d’ailleurs été choisie pour faire figure de jurée féminin. Elle partagera l’écran avec Niska. Fin de la blague.

PS : À ceux qui diraient que la majorité souhaite du rap masculin et que c’est pour cela qu’ils nourrissent leur cible de ce genre, alors pourquoi avoir relayé et porté le rap quand il était lui même la minorité ?

9 novembre 2021

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