Elle est la fondatrice de la marque de modest fashion la plus en vogue du moment. Nada Merrachi veut s’imposer comme une référence, non seulement de la mode pudique, mais de la mode tout court.
Si vous êtes une adepte de “modest fashion”, vous avez dû entourer la date d’ouverture du premier pop-up parisien de Merrachi en rouge dans votre agenda. Si ce n’est pas votre cas, vous avez probablement découvert la marque ces derniers jours au travers de gros titres nauséabonds. Mais si l’installation de Merrachi dans le Marais ne semble pas ravir une certaine frange de la sphère politique et médiatique, nous, on a souhaité proposer un autre angle en donnant la parole directement à Nada Merrachi, fondatrice de la marque qui, du haut de ses 26 ans, compte bien ériger un véritable empire de la mode pudique. N’en déplaise à ses détracteurs.
ANCRÉ : Tout d’abord, comment t’es venue l’idée de lancer la marque Merrachi ?
Nada Merrachi, fondatrice de la marque Merrachi : Il y a cinq ans, j’ai commencé à porter mon hijab. Avant de porter le voile, je ne m’intéressais pas vraiment à la “modest fashion”. J’étais juste une fille comme les autres, je faisais mes trucs, j’étais une influenceuse. J’aimais la mode, j’ai toujours aimé la mode, alors je savais que je voulais faire quelque chose dans ce domaine. Mais passer de la fille qui fait des tutos, qui s’occupe de ses cheveux, de ses vêtements, à celle qui se couvre la tête, ça fait un gros changement. Et je n’avais pas anticipé les difficultés de cette transition.
En fait, je pense que je ne comprenais pas vraiment ce qu’était la “modest fashion”. J’ai commencé à vraiment le comprendre quand j’ai commencé à porter un hijab, parce qu’à ce moment-là, on se rend compte qu’il ne s’agit pas seulement du simple fait de couvrir son corps. C’est un tout. Car au-delà des choix que vous faîtes, vous voulez toujours avoir confiance en vous, vous voulez toujours vous sentir bien dans vos propres vêtements, jolie à vos yeux. Et c’était là le défi, c’est sur ce point que je n’étais pas très à l’aise avec les propositions existantes. Je ne me sentais pas moi-même, j’ai perdu confiance en moi. J’avais l’impression de perdre un peu de mon identité.
À cette période, j’ai également rencontré mon mari. Il y a eu beaucoup de changements en même temps. Et c’est lui qui a eu une très bonne idée et qui m’a dit : “Si ce qu’il y a sur le marché ne te convient pas, pourquoi ne pas créer ta propre marque ? Si tu ne te sens pas bien dans ta peau par rapport à ton choix de la modestie, beaucoup d’autres filles doivent expérimenter la même chose”. Et c’est comme ça que je me suis lancée, en 2021.
Donc tu ne trouvais pas ce que tu cherchais chez les autres marques ?
Non, pas du tout. Parce qu’à l’époque où j’ai commencé à porter mon hijab, il y a cinq ou six ans, il n’y avait pas du tout de marques de modest fashion. On a été l’une des premières. Avant, tout était très classique, plus destiné aux femmes âgées, il n’y avait rien pour les jeunes qui s’intéressent à la mode. En plus de ça, si on voulait s’habiller plus modestement, on devait aller “au marché” comme on dit en France. Je vois ça souvent sur les réseaux sociaux. Les filles vont au marché, elles achètent leurs foulards, cinq euros, deux euros. Ce n’est pas de bonne qualité, il n’y pas de réflexion sur la façon dont les voiles se tiennent, sur la façon dont les filles se sentent en le portant. Et ce n’est pas juste le voile ! Les vêtements aussi sont souvent de mauvaise qualité. Il s’agit de vêtements pour se couvrir, mais pas de vêtements pour s’habiller. Et certainement pas pour s’exprimer.
Quand j’ai commencé à porter des vêtements modeste, cette fille qui aime la mode en moi était complètement perdue. Je devais tenter des expériences vestimentaires parce que j’avais la sensation d’avoir perdu mon sens du style. J’ai par exemple appris à superposer. Au début, c’était une véritable lutte parce que parfois, vous voulez juste mettre un article et basta. Et ça, c’était quelque chose qui n’existait pas sur le marché. C’est donc sur ce point que nous voulions nous concentrer, pour faciliter la tâche des filles et leur fournir une garde-robe essentielle pour commencer. C’est ainsi que l’idée nous est venue.
Tu trouves que s’habiller plus modestement, ça rend créatif ?
Je pense, oui. Non, en fait, j’en suis sûre. Parce qu’en étant pudique, il y a plus d’options si on y réfléchit bien. Par exemple en été, on s’habille toujours un peu pareil, un truc court et voilà. Il n’y a pas de superposition, pas de réflexion. Quand on s’habille modestement, il faut toujours être créatif. Comment rester couverte, tout en gardant des vêtements longs et de belles tenues ? Je pense donc que, en m’habillant avec des vêtements plus couvrant, je me suis mise au défi. Après tout, la créativité naît aussi de la contrainte. Être modeste m’a poussée à réfléchir davantage à mon style.
Pourquoi avoir choisi d’installer votre nouveau pop-up à Paris ?
Pour être honnête, Paris a toujours été un rêve pour moi. Parce que, bien sûr, Paris est la capitale de la mode, mais aussi parce que la modest fashion est un gros sujet en France. Cela fait déjà longtemps d’ailleurs. Même lorsque nous avons créé notre marque, c’était déjà un sujet, ici à Paris. Les filles ne pouvaient pas porter, par exemple, le hijab à l’école, il y a souvent des débats sur le port du voile dans l’espace public. Depuis Amsterdam, j’ai entendu parler de tout ça et j’ai surtout appris que les filles de ma propre communauté se battaient contre cela. C’est dans ce contexte que nous avons ouvert notre premier magasin à Amsterdam : avec une mission à accomplir, celle de réunir deux mondes.
Ce que nous voyons vraiment dans la société d’aujourd’hui, c’est qu’il y a deux groupes qui se dressent l’un contre l’autre. Et je pense que ce n’est pas nécessaire. Nous vivons tous dans le même monde et nous devons composer les uns avec les autres. Et en fait, sans politique, j’ai la sensation que tout va bien et que nous pouvons être ensemble sans problème. C’est un message très important pour nous, nous avons besoin de sentir que nous pouvons arpenter les mêmes rues et que l’on arrête de nous considérer simplement comme “ces filles qui portent le voile”. D’ailleurs il suffit de regarder nos campagnes : toutes ne portent pas le hijab. Nous incluons beaucoup de filles, nous voulons vraiment porter un message du vivre-ensemble. Plus largement, je pense que la modest fashion ne doit pas simplement être perçue comme étant réservée aux musulmans ou aux hijabis. Cela s’adresse à tout le monde, pour plein de raisons différentes et personnelles. Et nos portes sont également ouvertes à tous. Ce magasin, nous l’avons appelé Maison Merrachi parce que nous voulions recréer un espace familial, où tout le monde est le bienvenu, où tout le monde peut prendre part à une conversation sur la mode, sur la modestie, où l’on peut s’éduquer à ce sujet et chercher à créer quelque chose de beau.
Qu’est ce qui t’inspire quand tu imagines des vêtements ?
Je pense d’abord à moi, parce que je dessine vraiment ce que j’aime et ce qui me manque sur le marché. Ainsi, lorsque je crée des vêtements, je me demande toujours “ qu’est ce qui me manque ?” La fille qui fait ses courses à Merrachi, c’est moi. Je connais mon personnage.
Justement, c’était une question que je voulais te poser : elle ressemble à quoi, la fille Merrachi ?
À moi ! (rires) Je crée les vêtements que j’aime, c’est le plus important pour moi. Et à côté de cela, je suis inspirée par le fait d’avoir toujours une collection stable, des basiques qui ne bougent pas, et en plus de cela, d’avoir des pièces à superposer. Et attention : il ne s’agit pas juste de faire des superpositions parce que c’est ce que voudrait la mode modeste. Non, ici on fait du layering parce qu’on est à la mode ! En plus de ces pièces plus sobres, j’aime créer des vêtements certes, pudiques, mais qui sont toujours beaux, parce que, là encore, il n’y a pas encore beaucoup d’options aujourd’hui. Je voulais également engager une conversation sur les matériaux, le sourçage. J’aimerai que la fille Merrachi soit avant tout une fille à l’aise dans ses vêtements, peu importe la météo.
Justement, parlons des matériaux…
On en a plein. Par exemple, pour nos hijabs, nous avons différents types de tissus. Nous avons le modal, le bambou, notre jersey haut de gamme, le polyester etc. Beaucoup de gens pensent que le polyester est toujours quelque chose de mauvaise qualité, mais pour moi, ce n’est pas le cas parce qu’il dure très longtemps. Et pour une fille qui s’habille modestement et qui porte un hijab tous les jours, son voile sera lavé beaucoup de fois. Il est donc important qu’il ne bouge pas après trois lavages. Un hijab Merrachi, vous pouvez le laver tous les jours, après trois ans, il n’aura pas bougé. Il est conçu dans ce but, pour que vous puissiez le porter tous les jours.
Parce que la modestie va de pair avec l’éthique, ce n’est pas juste une manière de s’habiller. C’est très important pour Merrachi de fabriquer des articles que l’on peut acheter aujourd’hui, mais que l’on pourra encore porter les années d’après. Et je pense que nous y parvenons très bien, car les articles que j’ai conçus il y a trois ans, moi-même, je les porte encore. Bien évidemment, nous avons aussi des fibres naturelles, très importantes l’été parce qu’il fait chaud, et que la fibre naturelle permet au corps de respirer, même s’il est couvert.
Le choix de vous installer dans le Marais, était-ce un choix conscient ?
Oui, bien sûr ! Je vais vous dire la vérité : j’ai choisi ce lieu avec soin. Parce qu’on aurait pu s’installer sur les Champs Élysées, vers l’Arc de Triomphe, qui sont quelques uns des rares endroits que je connais de Paris. Mais partout où on s’installe, que ce soit à Amsterdam ou en Belgique, on le fait toujours dans des quartiers branchés, où la mode tient une place importante.
Pourquoi ?
Parce que la plupart du temps, ce sont des endroits où la fille qui achète chez nous n’est pas habituée à aller, parce qu’elle ne se sent pas à sa place. Ça fait maintenant quelques jours que je suis ici, et je ne vois pas passer de fille qui pourrait ressembler à une de nos clientes. C’est très triste parce que c’est un quartier tellement cool ici ! Il y a des cafés sympas, des gens qui s’habillent à la mode, c’est beau… Et je pense qu’en créant un magasin axé sur la modest fashion, on crée un espace pour ces filles, un endroit où elles se sentent légitimes d’aller. Et ça, c’est super important pour nous.
C’est ça, pour toi, le futur de la modest fashion ?
En tout cas, une chose est sûre : pour moi, la modest fashion a un grand avenir devant elle. Je pense que nous n’en sommes qu’au commencement. Dans 10 ans, ça sera un truc énorme. Les grosses marques vont commencer à envisager ça comme un marché essentiel. Pour le moment, on a quelques capsules pendant le Ramadan par-ci, par-là, pour coller à un calendrier et s’assurer des ventes. Mais je pense que ça va augmenter, et que d’ici une dizaine d’années, la modest fashion sera quelque chose de complètement normal, que l’on verra partout. Et j’espère que Merrachi aura quelque chose à voir là dedans.
Je sais que tu avais quelques appréhensions à faire cet entretien. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
Il m’est arrivé de collaborer avec des magazines qui voulaient créer une certaine histoire sur la mode pudique, comme si nous étions opprimées, que nous devions nous habiller comme ça pour nos maris, et ce n’est pas l’histoire que je souhaite raconter. Je veux montrer la réalité. Et souvent, avec les médias, j’ai l’impression qu’ils connaissent déjà la voie qu’ils veulent emprunter, avant même de discuter avec moi. Ils savent déjà ce qu’ils ont à raconter. Je ne veux pas leur donner cette satisfaction.
Pour être transparente, vous êtes l’un des seuls à qui nous avons dit oui. Pourtant, nous avons reçu beaucoup de demandes de la presse, mais à cause d’une vidéo promotionnelle qui a rendu tout le monde fou (Maison Merrachi a annoncé sa venue à Paris en recouvrant le Tour Eiffel d’un voile, ndlr). Pourtant, c’est ce que l’on fait à chaque ouverture de pop-up, pas juste pour Paris. Alors je ne donne pas beaucoup d’interviews parce que je ne veux pas qu’on… déforme mes propos. Je suis prudente.
26 mars 2025