Comment le rose est devenu « le merch » de la mode ?

Deux cabinets de tendance nous expliquent pourquoi la mode est obsédée par le rose en ce moment

Le défilé entièrement rose Valentino à la Fashion Week de Paris en mars 2022
Crédit photo : Valentino

« Do you like pink ? » demandait Jacquemus en décembre 2020 à l’aube de du premier volet de sa collection PINK composée d’accessoires et de vêtements entièrement rose. Depuis, sur les podiums jusque dans la rue, on ne cesse de voir ce rouge lavé de blanc se dandiner sous toutes ses nuances. Valentino en faisait même la star de sa dernière collection à la Fashion Week de Paris dans un défilé entièrement dédié au rose. Vêtements, décor… la présentation de la maison de luxe sonnait comme une déclaration d’amour au rose. Mais si cette couleur fait le grand bonheur des marques et trendsetters, elle reste un sujet de société.

Devenue bien malgré elle la couleur associée à la culture du sexisme, elle se fraiera même un chemin jusqu’au rang du gouvernement lorsque de nombreux collectifs féministes dénonceront en 2014 ce qu’on appellera la « taxe rose ». Une taxe invisible qui amène les femmes à payer plus cher pour un produit designé et marketé pour elles. Un sexisme jusque dans le porte-monnaie qui forcera Bercy à se pencher sur ces opérations de marketing stéréotypés pour vérifier si les femmes paient plus cher que les hommes, pour un même produit. 

Le distributeur automatique de sac Jacquemus entièrement rose
Crédit photo : Jacquemus

Décryptage avec deux cabinets de tendance

Pourtant, la première fois que le rose est apparu en peinture, il habillait des portraits d’hommes, le plus connu étant celui d’Henri IV en Mars portant une tunique rose et datant de 1606. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que le rose va commencer à se faire catégoriser : le bleu pour les garçons, le rose pour les filles. 400 ans plus tard, le prêt à porter a choisi d’en faire une de ses couleurs favorites, l’érigeant même comme le porte-drapeau d’une mode non-genré se glissant dans tous les secteurs de l’habillement, du luxe au streetwear. Alors pourquoi autant de ferveur pour le rose depuis quelques saisons ? On a tenté d’y voir clair avec Margaux Warin, Responsable Mode & Tendances chez Tagwalk, moteur de recherche dédié à la mode, et Alice Desideri, Fashion designer, styliste et prévisionniste chez l’agence de conseil en tendances Peclers Paris.

ANCRÉ : Les marques se lancent de plus en plus dans le rose, d’où vient cette tendance qui peut paraître « soudaine » pour le grand public ?

Margaux Warin, Responsable Mode & Tendances chez Tagwalk : En réalité, la couleur est très présente sur les défilés depuis plusieurs saisons. Chez Tagwalk, nous l’identifions comme « tendance » depuis 2017, presque sur chaque saison. On constate une hausse continue de looks roses de saisons en saisons, la tendance rose est vraiment devenue pérenne et incontournable. Elle est liée à la tendance couleurs pop et looks totalement monochrome, qui a émergé en Printemps/Été 2017 avec des designers comme Sies Marjan et qui n’a fait que se confirmer et croître depuis, devenant un incontournable par exemple des shows qui viennent de se terminer.

Alice Desideri, Fashion designer, styliste et prévisionniste chez Peclers Paris : Depuis un ou deux ans, on assiste à un grand retour de cette époque pré-internet, la fameuse Y2K, avec ce que ça rappelle : des starlettes rose bonbon à la Paris Hilton, une ère du cheap et du kitch saturé assumé. Dans le défilé de Valentino, ce qui marque surtout c’est que ce soit une immersion totale, que ce soit aussi radical et absolu. La nouveauté réside donc plutôt dans cette idée d’immersion. Les couleurs y sont les ¾ du temps criardes, ultra-saturées. Dans cette même veine, je dirais que nous n’avons jamais autant travaillé la couleur pure, brute et vivante que ces 3 dernières années. Si on parle purement business et stratégie économique, en ces périodes troubles et complexes, le secteur de la mode a clairement pris cher, les consommateurs sont frileux, dépensent moins dans du « futile » et du démodable. Travailler des essentiels et de belles couleurs, c’est aussi le moyen de limiter la casse. Un color-block se démode moins qu’un print. Et ce n’est pas si nouveau non plus pour le grand public. Les géants de la fast fashion comme Inditex, proposent depuis quelques saisons maintenant des capsules spéciales « colorama » avec des couleurs ultra flash dont évidemment le fuchsia en version no gender.

À gauche, la collection Printemps 2017 prêt-à-porter de Sies Marjan, à droite celle de l’Automne 2017
Crédit photo : Umberto Fratini/Indigital.Tv/Vogue Runway

Revendiquer que l’on est femme avec nos forces et nos faiblesses est une force. Que l’on soit en rose bubble gum ou en treillis militaire. Ne nous auto-enfermons pas dans une représentation des genres. Peut-être que cette couleur est en train de devenir juste une couleur ?

– Alice Desideri, Fashion designer & forecaster chez Peclers Paris

Le rose est souvent associé à une couleur féminine, avec tous les clichés qui l’entourent. Pourquoi les marques ont choisi d’aller vers cette couleur bien qu’elle puisse être critiquée car genrée ?

Margaux : Le rose est une couleur intéressante car elle a beaucoup de nuances, qui offrent des rendus très différents sur les vêtements : une pièce rose fuchsia sera associée à des thèmes différents d’une robe rose poudrée. De plus, cette notion de couleur genrée s’estompe de plus en plus dans l’industrie – depuis plusieurs saisons, on voit de plus en plus de rose dans les collections Homme. 

Alice : Pour vous répondre je me suis replongée deux minutes dans la bible de la couleur « Psychologie de la couleur » d’Eva Heller. Et c’est marrant parce que cette édition de 2009 est déjà désuète. Par exemple si on prend la partie qui illustre couleurs et valeurs associées, le rose est avec le marron les couleurs les moins appréciées… car inconsciemment rattachées à des valeurs négatives. En effet pour le rose on y associe les idées suivantes : sensibilité, modique, vanité, superficialité… peu ou prou une définition au rabais de la femme. Les choses ont bien changé puisque quelques années plus tard c’était la couleur préférée des millenials, tous genres confondus. N’oublions pas que l’on peut être fière d’être des femmes. Certaines dénoncent et répudient cette couleur aux parfums de patriarcat, il faut faire attention aux raccourcis et aux radicalismes. Nombreuses sont aussi les femmes, artistes notamment, qui sont sexy et bien loin de cette idée de femmes soumises au contraire. Revendiquer que l’on est femme avec nos forces et nos faiblesses est une force. Que l’on soit en rose bubble gum ou en treillis militaire. Ne nous auto-enfermons pas dans une représentation des genres. Peut-être que cette couleur est en train de devenir juste une couleur ?

 Est-elle considérée par les acteurs de la mode comme la couleur de l’amour ?

Margaux : Peut-être par certains mais pas que. Le rose est associé à de nombreux thèmes très différents et sur un spectre très large. Sur les collections Fall/Winter 2022, on retrouve le thème du ski chez Dolce & Gabbana, des looks yéti chez GCDS, du tailoring androgyne chez Michael Kors Collection, une robe girly chez Coach. En revanche, la couleur (avec le rouge) est très largement utilisée dans les capsules Saint-Valentin par exemple, mais cette connotation reste ponctuelle. 

Alice : Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, lorsque l’on interroge les gens à ce sujet, le rouge arrive en premier pour représenter l’amour, suivi assez loin derrière par le rose. Ce rouge qui représentait entre autres la lutte et la révolte, illustre bien un des combats de ce siècle, celui du genre. Si le rose est la couleur de l’amour alors il faut préciser de quel amour et de quel rose on parle. Si c’est l’amour commercial et bas de gamme de la Saint-Valentin, alors il est rose dragée ou vieux rose comme une boîte de Mon Chéri. Si c’est l’amour universaliste, absolu entre les êtres alors c’est ce « PP Pink » (Pierpaolo Piccioli directeur artistique de Valentino, ndlr).

De gauche à droite : Le PP Pink de Valentino – Défilé Dolce & Gabbana Automne/Hiver 2022 – Défilé Michael Kors Printemps/Été 2022

Valentino a présenté une collection entièrement rose à la dernière Fashion Week de Paris, tout en habillant son runway de la même couleur. La collection était essentiellement féminine. Y a t-il une volonté de revaloriser le rose chez les femmes ? 

Margaux : Pierpaolo Piccioli a toujours fait un travail très intéressant sur la couleur chez Valentino, et il fait d’ailleurs partie des créateurs ayant eu cette impulsion pour les couleurs vives, les looks en camaïeu ou totalement monochromes, et pour l’association couleurs accessoires/vêtements. Cette collection était le point culminant de sa démarche, qui selon moi, visait plus à créer une véritable expérience autour de la couleur puisque que les spectateurs étaient totalement immergés dans le rose, puis en contraste avec les looks noirs. Il y a avait également quelques looks masculins en rose, donc je pense que la démarche était plus globale et mettait en lumière la nuance « Pink PP ».

Alice : Je pense qu’il y a aussi, évidemment, une grande envie de vendre. Depuis toujours ce rose flashy est utilisé par les publicitaires pour attirer l’œil. C’est un classique de merch. En psychologie de la couleur, l’association rose et noir devient érotique. Valentino nous drague ouvertement, c’est un appel du pied, perché sur de hautes plateformes. Irrésistible !

Il y avait également des looks hommes dans la collection. Quelle est la signification de cette couleur pour l’homme dans la mode ?

Margaux : Depuis 3 ans, on a assisté à un « adoucissement » du vestiaire masculin, cette tendance a émergé notamment avec le premier défilé de Kim Jones chez Dior Homme, qui proposait des costumes rose pâle. De nombreux designers ont continué d’utiliser du rose, Virgil Abloh chez Louis Vuitton avec du tailoring fuchsia, Berluti, Jacquemus, Tom Ford… L’utilisation du rose prouve cette volonté des designers de s’affranchir des codes établis, que le rose et les fleurs seraient pour le vestiaire féminin ou que les pantalons cargo et les coupes oversize seraient pour le vestiaire masculin. 

Alice : L’idée de nouvelles masculinités est un gros sujet d’actualité mode. Que ce soit en termes de looks, d’attitudes, de valeurs, énormément de choses évoluent de ce côté-là. Le fait d’employer du rose chez l’homme commence petit à petit à rentrer dans les mœurs, il n’est plus obligatoirement féminin ou symbole d’une quelconque revendication. Nous avons tous besoin d’optimisme et/ou de douceur. Il est aussi très intéressant d’apposer ces teintes gourmandes sur des silhouettes plus street comme la fameuse capsule Supreme. Pour info je viens de taper sur Google, sexe de la Panthère rose, apparemment c’est bien un mec, au cas où vous vous poseriez la question !

À gauche, la collection Louis Vuitton par Virgil Abloh – Droite, doudoune Supreme

Est-elle interprétée différemment par la mode versus le grand public qui l’a souvent vu comme la couleur des « filles », parfois dans un sens péjoratif ?

Margaux : Il y a toujours un décalage entre les tendances runway et les tendances de rue. Sur les sites de e-commerce et en boutiques, les pièces roses sont bien là, ce qui prouve que l’utilisation de cette couleur n’a pas seulement une connotation « image » mais une vraie vocation commerciale. Il serait d’ailleurs intéressant d’interroger les marques ou sites multi-marques pour savoir si les ventes ont augmenté ces dernières années, notamment chez l’homme. 

Alice : Pour les jeunes générations la frontière est de plus en plus flou. Si l’on pense à des sports considérés « virils » comme Vicomte A., marque fétiche des rugbymen, ils proposent des teintes roses très clairs, ça fait pratiquement partie de leur ADN. La Gazetta dello Sport, équivalent italien de L’Équipe est imprimé sur des pages roses. Ce qui est malheureusement pointé du doigt, moqué, raillé, déprécié c’est une attitude plus qu’une couleur. Je ne sais pas si vous aviez vu dans le temps la campagne de pub Always. C’est une question de fierté et de confiance en soi. Après on ne va pas se mentir, sans rentrer dans le pourquoi du comment, dans le imposé par la société ou pas, une bonne partie des filles aiment les couleurs de filles, des tons plus pastels que le PP Pink. N’oublions pas que le marché répond aussi à une demande.

On en a parlé plus haut mais Pierpaolo Picciolo, directeur artistique de Valentino, a développé une couleur rose spécifique, le « Pink PP », avec un éditeur de couleur pour sa dernière collection. D’autres maisons ont-elles leur couleur rose également ?

Alice : Elsa Schiparelli inventait le rose shocking et comme il porte bien son nom, il est associé au scandale, à l’agressivité, bien loin des propriétés liées au rose plus traditionnelles…et il fut créé par une femme !

La collection Printemps 2021 Haute Couture de Schiaparelli – Crédit photo : Daniel Roseberry/Schiaparelli

Y a t-il des roses qui sont « interdits » d’ailleurs ?

Alice : Aucun rose n’est interdit et surtout aucune association n’est interdite…ou plutôt il faudrait vraiment rentrer dans le cas par cas et les variations seraient infinies. En camaïeu, pour les plus hardis, la couleur peut être contrastée avec du noir, il faudra juste que le rose ne soit pas trop pâle sinon on a un effet cheap girly de base. En color block on peut l’associer avec les autres intenses : violet, orange, bleus durs… pour un style signalétique, fun et powerfull. Même les teintes comme le vieux rose peuvent perdre leur connotation romantique un peu vieillottes si elles sont apposées sur des pièces et silhouettes plus street. C’est comme pour n’importe laquelle des couleurs, c’est une question d’équilibre et d’attitude que l’on veut transmettre par le vêtement. Tout simplement on est libre d’être fifille, sexy, powerfull, kitch, normcore ou badass, peu importe.

Est-ce qu’on va voir une vague rose déferler dans la mode ? Chez les femmes comme chez les hommes ?

Margaux : Sur les podiums, la vague rose est déjà là depuis plusieurs saisons et ne cesse de grandir. À voir si on verra de plus en plus de personnes en porter dans la rue. 

Alice : Ce n’est que la pointe du tsunami… Il sera en revanche plus nouveau et intéressant à suivre chez l’homme.

24 mars 2022

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