Deux chercheuses de l’INSEP mènent une vaste étude sur le cycle menstruel des femmes dans le sport. Rencontre.
« Je suis une athlète depuis plus de 15 ans, j’étudie mon corps de différentes manières mais jamais une seule fois on ne m’a interrogé sur l’impact de mes règles sur mon entraînement », explique la récente médaillée olympique Ysaora Thibus. La française, qui a remporté l’argent par équipe en escrime, a participé à une étude menée par Juliana Antero, accompagnée d’Alice Meignié, toutes deux chercheuses à l’INSEP (Institut National du Sport et de l’Éducation Physique). Si le tabou autour des règles semble se déconstruire de plus en plus, la désinformation concernant les cycles menstruels persiste toujours dans la société actuelle. Dans le milieu sportif, aucune étude ne traite réellement des effets du cycle menstruel sur la performance des athlètes féminines. Suite à ce constat et pour répondre à cette problématique, les deux chercheuses ont entrepris le projet EMPOW’HER. Démarré en février dernier, il a pour objectif de combler le manque d’information concernant les fluctuations que peuvent engendrer les cycles menstruels sur les performances des athlètes. Grâce à des études menées directement sur terrain, les deux chercheuses ont pu approcher les sportives tout en suivant un protocole précis comprenant une batterie de tests et prélèvements, ainsi qu’un questionnaire quotidien à remplir concernant leurs éventuels symptômes. Chacune ont également reçu une montre connectée. Mais alors quel bilan tirer de cette expérience ? Rencontre avec Juliana Antero.
ANCRÉ : Quelles sont les raisons qui vous ont poussé avec Alice Meignié à mener ce projet ?
Juliana Antero, chercheuse à l’INSEP : Nous avons commencé ce projet en raison de plusieurs motivations et enjeux différents. La premier vient surtout du constat qu’il manque des recherches scientifiques chez la femme. Que ce soit dans le milieu du sport ou pas, les femmes sont moins étudiées que les hommes en général. Cela a été quantifié dans une étude datant d’il y a 3/4 ans qui montre que seulement 35% des femmes sont incluent dans les recherches. Le deuxième constat découle d’une étude de l’INSEP qui a été réalisée avant les J.O de Tokyo, pour déterminer la proportion des femmes et des hommes présents sur les podiums olympiques, pour les différentes nations. Lors des 3 dernières olympiades, la France était l’une des seules nations qui présentait une disparité au sein des podiums avec une sous représentation des femmes : elles n’étaient qu’en moyenne 30%, ce qui représente une faible part en comparaison à d’autres nations comme la Chine, les États-Unis ou l’Angleterre. Le troisième enjeux est aussi important. Étant chercheuse à l’INSEP depuis 10ans, dans toutes mes études j’ai toujours essayé d’étudier les hommes et les femmes donc ce n’était pas flagrant pour moi, cependant on a commencé à avoir une demande des sportives elles-mêmes, exclusivement féminine, concernant par exemple des questions liées aux cycles menstruels. Et on s’est rendu compte qu’on n’avait pas les réponses à ces questions dans la littérature scientifique. C’est tout cela qui nous a poussé à créer le projet EMPOW’HER, pour avoir plus d’études sur la femme sportive, pour répondre à toutes ces questions qu’elles se sont posées.
Comment expliquez-vous le fait qu’il y ait si peu d’études sur le sujet des menstruations dans le milieu sportif ?
L’une des premières raisons repose sur le fait que les femmes sont moins étudiées. Et l’une des raisons évoquée d’ailleurs est liée au cycle menstruel qui représenterait une variable de plus à contrôler pour les études pour qu’elle ne devienne pas une variable de confusion. Mais ce n’est qu’une des raisons évoquées. On dit aussi que c’est plus simple de trouver des volontaires masculins. Et cela dans le sport, ou de manière générale.
On associe trop souvent les règles à une incapacité de donner le meilleur de soi à cause des symptômes que ces dernières engendrent. N’est-il pas possible de performer tout en en ayant ses règles ?
Oui, c’est tout à fait possible. Par nos études, notre premier constat montre que chaque femme est unique. Nous faisons face à des cycles de tous types : nous avons celles qui prennent des contraceptions hormonales, celles qui n’en prennent pas, celles qui ont des cycles réguliers, irréguliers, celles qui sont en aménorrhée, en oligo-aménorrhée, celles qui ont des cycles courts, ou alors longs donc des fluctuations hormonales plus importantes que d’autres, c’est vraiment très variable. C’est un paramètre très complexe, et de ce fait, les effets du cycle varient aussi chez chaque femme. Ce ne sont pas toutes les femmes qui auront des symptômes pré-menstruels et donc, un effet sur leur performance pendant les règles. Pour illustrer cela, il y a l’exemple de Paula Radcliff, qui, pendant ses règles, a battu son record de marathon à Chicago. Et elle le dit, il y en a plein d’autres qui ont réalisé leurs meilleures performances pendant leurs règles. Mais c’est une donnée difficile à savoir car il faudrait déjà que les athlètes prêtent attention à cela et qu’elles communiquent là-dessus. Paula Radcliff en a parlé car elle a dit qu’elle avait souffert à la fin de sa course et qu’elle avait beaucoup de douleurs menstruelles/crampes pendant sa performance. Donc pour certaines, ça peut être une phase tout à fait favorable à leur performance, ça dépend du type de cette dernière et aussi du cycle de chacune. Quand on parle de cycle menstruel, assez souvent les gens ne prennent en compte que les règles. Mais le cycle est en continu, ce n’est pas qu’une période. Cela comprend toutes les fluctuations hormonales, toutes les fluctuations d’oestrogène, de progestérone, et les règles représentent qu’une partie du cycle. Donc il y a aussi ce besoin de comprendre que pour une femme, si il y a une phase où elle performe moins bien, il est probable qu’il y ait alors une phase où elle performe. D’où l’intérêt de comprendre ce paramètre pour étudier quelles sont les phases les plus bénéfiques à la performance.
Le fait de ne pas prendre en compte la variable propre au cycle menstruel au sein des études actuelles est-il un frein pour l’amélioration des performances des athlètes féminines ?
Il y a deux éléments de réponse. Premièrement, cela dépend du paramètre que nous sommes entrain d’observer parce qu’il ne faut pas non plus, je pense, tout essayer d’expliquer par les variations hormonales, surtout la performance qui est un paramètre complexe car il est multi-factoriel et dépend de plusieurs variables qui vont interagir entre elles et de ce fait, avoir une influence sur la performance de façon récursive. Le cycle représente qu’un paramètre parmi tant d’autres mais ce n’est pas le principal car si ça l’était, on en saurait davantage, et ce serait difficile qu’il reste tabou aussi longtemps. Bien-sûr que quand on parle de sports de haut niveau, une variation de 2 ou 3% de la performance ça fait la différence. Entre une médaille d’or et être en finale olympique, évidemment la variable est importante mais ça n’explique pas tout. Si on est entrain d’étudier des paramètres majeurs de la performance, ce n’est donc pas un frein de ne pas prendre en compte le cycle mais nous avons pas assez d’éléments scientifiques pour juger cela. Et de ce fait, on ne devrait pas ne pas inclure les femmes dans les études, sous prétexte que c’est une variable de plus à contrôler. Donc je pense que ça serait plus bénéfique pour les athlètes féminines qu’elles soient incluses dans les études quitte à ne pas prendre en compte leur cycle. En revanche, si on va chercher des influences mineures sur la performance des athlètes féminines, oui, il faut prendre en compte le cycle menstruel pour être plus précis dans la recherche.
Depuis quelques années, on observe des évolutions concernant le tabou autour des règles dans la société actuelle, malgré le fait que le problème persiste toujours aujourd’hui. Pensez-vous que dans le domaine du sport, les mœurs actuelles sur le sujet sont plus difficiles à changer ?
Je pense que nous sommes sur la bonne voie. On en parle plus, on le prend plus en considération dans les études, je sens aussi que les athlètes sont plus à l’aise d’en parler. Cependant, il reste beaucoup de boulot là-dessus. Pour certaines personnes, certaines fédérations, certains sports, c’est encore tabou. Mais ce n’est pas parmi toutes les disciplines que c’est toujours le cas.
Comme vous l’avez mentionné tout à l’heure, et malgré le fait que les femmes soient de plus en plus présentes dans le domaine sportif, seulement 35% d’entre elles sont représentées dans la population étudiée lors des recherches en sciences du sport. Comment expliquez-vous cela ?
Je pense que c’est une inertie encore. Dans les années à venir, cela va s’améliorer. On voit apparaître beaucoup plus d’études où il y a 50% de sujets féminins et 50% de sujets masculins, plus d’études qui visent à combler le manque dans la littérature en incluant des thématiques spécifiques aux femmes. Donc je pense que cela va s’améliorer, en effet il y a encore des lacunes importantes. Ce n’est pas en parallèle avec l’augmentation du nombre de pratiquantes et la science, mais petit à petit ça va arriver. Il y a un facteur qui va tirer l’autre. C’est à dire que plus on a de connaissances sur la femme sportive, plus on peut leur donner les moyens qu’elles puissent s’épanouir dans leurs sports et améliorer leur performance et de l’autre côté, plus on a de pratiquantes, plus on a de sportives, plus on aura le besoin de recherches. Je pense que ça va avec. Mais il y a encore un retard à rattraper.
Aujourd’hui votre étude inclut environ 70 athlètes qui suivent un protocole depuis quelques mois. Que vous ont répondu les athlètes que vous avez approché, ont-elles été dubitatives ou plutôt enthousiastes ?
Quand on a fait les présentations pour le premier groupe, il y a eu une proportion de 20% d’entre elles qui ne se sentaient pas à l’aise de participer à ce type d’étude. Dans chaque discipline, il y avait des athlètes qui ne se sentaient soit pas concernées, soit pas à l’aise. Au sein des 80% des athlètes qui se sont vraiment engagées, je dirais que 50% étaient vraiment à fond. Même si on essaie de faire le protocole le plus simple possible parce qu’on parle du haut niveau, donc il ne faut pas que ce soit contraignant, c’est clair que pour pouvoir conclure sur les effets des phases du cycle il faut en avoir plusieurs. On ne peut pas étudier cela que pendant 2 mois, car en 2 mois il n’y a que 2 cycles. Il nous faut au moins 5 cycles pour pouvoir déceler des tendances importantes. Et pendant ces 5 mois il faut des suivis pour pouvoir mesurer le taux d’hormones donc, en effet, même en étant au plus simple possible, cela peut être contraignant pour les sportives de haut niveau.
Donc le protocole, qui a commencé en février, est toujours en vigueur pour les premiers groupes de participantes ? Avez-vous eu des premières conclusions ?
Oui, tout à fait. Il est toujours en cours. Nous avons des résultats préliminaires dont les premiers montrent qu’il y a une grosse variabilité entre individus. Et ça c’est très important à mentionner car c’est l’un des plus grands freins pour comprendre l’influence des cycles menstruels sur la performance des sportives. Parce que dans les recherches classiques, on essaie de trouver une généralisation de groupe, or en prenant en compte les différents cycles menstruels, c’est vraiment très difficile de généraliser. Notre protocole a été conçu d’ailleurs pour prendre en compte ces variabilités, pour qu’on puisse individualiser les résultats, d’où aussi les suivis plus longs. Mais aujourd’hui on arrive à avoir des profils différents. Et on arrive à avoir des athlètes pour lesquelles les phases de cycles n’ont pas un impact important et pour d’autres si. Parmi celles qui subissent un impact important, c’était parfois pendant les règles ou alors, parfois pendant d’autres phases. Ce sont nos premiers résultats, on est encore entrain d’affiner cela mais c’est très interessant de voir l’influence des fluctuations hormonales sur leur performance.
Dans la population étudiée, on retrouve des sportives principalement issues des sports d’aviron, de cyclisme et d’escrime. Envisagez-vous d’effectuer la même étude mais à une plus grande échelle, avec plus d’athlètes et dans plus de sports ?
C’est déjà le cas aujourd’hui. En cyclisme nous avons des sportives qui vont redémarrer le suivi donc elles seront plus nombreuses. Nous travaillons désormais avec la Fédération Française de Ski donc nous avons des athlètes de ski alpin, de ski de fond, de biathlon et de freestyle. Nous avons aussi des footballeuses. Et nous sommes entrain de définir un protocole pour le badminton. Chaque sport doit être pris en compte dans son eco-système, c’est du cas par cas. Car avant d’être une étude scientifique, c’est un suivi. Un accompagnement de la performance. On essaie d’abord d’amener des réponses sur le terrain en regardant ce qu’on peut adapter, ce qui est intéressant tout de suite pour les sportives et les entraineurs.ses et ensuite, si cela se transforme de façon à pouvoir être utile pour la science, on fera des recherches là-dessus.
27 septembre 2021