À Paris, plus qu’ailleurs, la fast-fashion joue sur les codes du luxe en s’implantant peu à peu dans des espaces jusqu’alors réservés aux marques plus niches. Enfin, sur la forme. Moins sur le fond.

Une annonce qui a fait l’effet d’une bombe dans le monde du prêt-à-porter : ce mercredi 1er octobre, SHEIN a annoncé l’inauguration prochaine de ses premiers points de ventes physiques. Et a jeté son dévolu sur la France, au BHV à Paris et aux Galeries Lafayettes de plusieurs villes de province, pour développer cette nouvelle étape commerciale. Une décision stratégique pour le géant chinois de l’ultra fast-fashion : “En choisissant la France comme lieu d’expérimentation du commerce physique, nous reconnaissons sa position de capitale majeure de la mode et embrassons son esprit de créativité et d’excellence, s’est justifié Donald Tang, président exécutif de SHEIN, Il est naturel que ce voyage commence à Paris, au BHV, berceau du commerce moderne, avant de s’étendre à cinq autres villes à travers le pays ». Si cette annonce a provoqué la colère de toute une industrie, elle s’inscrit dans une démarche plus large qui concerne tout le secteur de la fast-fashion qui, de plus en plus, emprunte aux codes du luxe “made in Paris” pour brouiller les codes. Un déguisement que SHEIN n’est pas le seul à enfiler.

Bleu, blanc, beige
Avant cette annonce, SHEIN était déjà partie à la rencontre de sa clientèle parisienne, en installant un pop-up store dans le Marais, pendant la Fashion Week. Rendant hommage à différents quartiers de la capitale. “Paris est la capitale de la mode, et sa force est de ne pas se résumer à un seul style. C’est exactement ce que nous proposons chez SHEIN : une diversité qui permet à chacun de trouver ce qui lui correspond, déclare Quentin Ruffat, directeur des relations extérieures et porte-parole de SHEIN en France, dans un communiqué. Ce sont nos clientes et nos clients qui choisissent ce qu’ils aiment et veulent porter. Notre mission est de rendre cette mode accessible à toutes et tous.” Comprenez, en sous-texte : rendre la Fashion Week et l’expérience luxe accessible à tous. La qualité et l’éthique en moins.
En septembre dernier, c’est H&M qui s’installait durablement dans le quartier du Marais, alors qu’en 2024, l’enseigne fermait près de 116 boutiques. Un changement de stratégie qui prend la forme d’un concept-store épuré, constituant la nouvelle identité de la marque suédoise, plus haut de gamme. “Le Marais est un lieu à la fois vivant et stratégique, avec une forte attractivité culturelle et touristique, détaille Pär Lindbäck, directeur général de H&M France à Fashion Network, C’est aussi un quartier créatif et inspirant, qui correspond parfaitement à l’évolution de H&M vers une identité plus mode et plus pointue ». Dirigé depuis février dernier par Daniel Ervér, H&M prend le contre-pieds de l’ultra fast-fashion en tentant de se repositionner comme une marque milieu de gamme, voire haut de gamme. Sans négliger sa clientèle d’origine. “Il y aura des stratégies purement axées sur les bas prix, des stratégies purement axées sur la demande, et des stratégies axées sur le luxe ou l’innovation, a déclaré Daniel Ervér à BoF, Au final, l’important est de proposer un produit réellement pertinent et compétitif. En tant que client, vous sentirez que H&M a une confiance différente, un niveau d’inspiration différent et un niveau d’énergie différent de ce que vous auriez pu ressentir dans le passé.”
En effet, à se balader dans la nouvelle boutique parisienne, l’expérience n’est définitivement pas la même qu’en centre commercial : l’écrin accueille des capsules ultra-pointues, à l’image de la collection premium H&M Studio, de la nouvelle ligne H&M Atelier pour homme, des pièces de la collaboration entre la marque et le créateur belge Glenn Martens. Devenant ainsi l’unique espace français des collections haut-de-gamme de la marque (qui restent tout de même accessibles en ligne). Un repositionnement qui a donné un vrai coup de boost aux gammes premium de la marque, l’offre Studio ayant progressé de 98 % entre le printemps/été 2024 et l’automne-hiver 2024, avec des prix moyens en hausse de 66 % sur un an, selon les données d’EDITED. Rappelons également que, si l’arrivée de SHEIN aux Galeries a secoué tout le secteur du prêt-à-porter, H&M, lui, s’y est implanté en juin dernier pour y proposer une gamme dédiée aux enfants. Baptisée “Adorable”, cette ligne premium pour bébé vise à séduire un nouveau public, à grand renfort de cardigans en cachemire et de cols Claudine XXL. “Ce sera peut-être la première fois que des personnes achèteront un produit H&M”, espère Sofia Löfstedt, directrice du design d’H&M Kids, interrogée par Fashion Network.
De son côté, Zara mise aussi sur la France pour afficher son nouveau positionnement stratégique. En 2023, la marque espagnole inaugurait son magnifique flagship home “l’Appartement”, au cœur de la prestigieuse Rue du Bac, à deux pas du Bon Marché. Fort de son succès, le concept pensé comme éphémère deviendra pérenne, avant la fin de l’année 2025, installant durablement l’enseigne Rive Gauche. Comme l’explique la journaliste Léa Minerve, “avec ce projet, Inditex (maison mère de Zara, ndlr) confirme sa volonté de renforcer la dimension premium de ses enseignes à travers des espaces immersifs et une offre plus qualitative, mêlant design, décoration et expériences client.”
Une présence parisienne premium qui s’est cristallisée à l’occasion de la Fashion Week, puisque Zara a choisi la capitale française pour célébrer son 50ème anniversaire, en invitant 50 collaborateurs prestigieux à collaborer avec elle. Parmi eux ? Les cinéastes Pedro Almodovar et Luca Guadagnino, les créateurs Pierpaolo Piccioli et Narcisso Rodriguez, les photographes de mode Mario Sorrenti et Steven Meisel, ou encore les icônes Rosalia, Naomi Campbell et Cindy Crawford, tous invités à imaginer un objet de collection présenté avenue Georges-V dans un écrin signé Sarah Andelman, à qui l’on doit notamment le très sélect concept store colette. “C’est quand même la magie de Zara, explique la Française au Figaro, Savoir démocratiser l’air du temps. C’était aussi notre philosophie chez colette, proposer des objets ultra-exclusifs comme hyper-accessibles pour que tout le monde puisse faire partie de la conversation.”
La premiumisation apparente
Comparer Zara à colette, il fallait oser. Et pourtant, le groupe Inditex a doucement réussi à imposer sa posture de premiumisation, si bien que les prix chez Zara n’étonnent plus, malgré leur augmentation massive, justifiée par des collaborations nombreuses avec des designers réputés. Chez Zara, les pièces issues de ces capsules coûteraient en moyenne 59% plus cher par rapport aux articles standards, d’après nss magazine. Une veste signée Zara x Kate Moss culmine ainsi à 800 euros. Une montée en gamme qui s’accompagne d’un champ lexical tout droit tiré du monde du luxe, de H&M Studio à Zara Studio Collection en passant par COS Ateliers. Le tout évidemment, en français.
On pourrait s’imaginer que plus les prix augmentent, plus la qualité suit. Mais non. D’après Ginnie Chadwyck-Healey, fondatrice de The Fairground , un site de e-commerce qui met à l’honneur les marques éco-responsables, interrogée par le British Vogue, “la qualité, la transparence, la production locale et l’approvisionnement éthique ont un prix ; il s’agit de faire la différence entre les vraies valeurs qui justifient un prix plus élevé et la recherche flagrante de profits excessifs. Si une marque de prêt-à-porter, fière de son modèle économique dynamique et de ses nouvelles collections hebdomadaires, veut me faire croire, à moi, le client, que sa veste en peau lainée vaut bien un tel bond à 1 000 £, alors qu’elle me le prouve haut et fort.”
Il n’y a qu’à se balader sur Internet pour s’assurer de la transparence. Par exemple, du côté du groupe H&M, la marque ARKET promet sur son site avoir “pour objectif de s’approvisionner en cuir auprès d’exploitations respectant les bonnes pratiques en matière de bien-être animal et exemptes de déforestation et de conversion, d’ici 2030”. Pourtant, les prix se sont déjà envolés, et nous sommes loin d’être en 2030. Même constat chez Zara : rien n’informe sur la provenance de leurs cuirs sur leur site. Et donc ne justifie de tels tarifs. “La premiumisation est de plus en plus utilisée pour justifier des hausses de prix et différencier les marques sur un marché où les réductions sont omniprésentes”, résume Krista Corrigan, analyste chez EDITED, cabinet d’analyse retail, pour Vogue Business.
Serions-nous donc dans une forme de performance, une singerie des codes du luxe afin de redresser la barre d’un secteur qui va mal ? Tout pousse à le croire. Et en s’installant dans les rues les plus prestigieuses de Paris, les marques jouent le jeu du premium, profitant de l’aura des espaces les plus prisés de la capitale de la mode. “Chaque lieu répond de manière unique à sa clientèle, qu’il s’agisse de ses habitants ou de ses employés. Chaque lieu doit avoir sa propre identité, explique Clare Bailey, fondatrice du cabinet de conseil Retail Champion, toujours pour Vogue Business, Les détaillants peuvent toujours exploiter des hypermarchés ou des chaînes comptant des milliers de points de vente. Mais chaque lieu doit refléter la communauté dans laquelle la marque veut évoluer.” Et la communauté parisienne, chic et friquée dans l’imaginaire collectif, est bel et bien la cible de cette “fast-fashion-luxury”.
23 octobre 2025