Elle est l’une des sensations françaises de l’art contemporain. À l’occasion de son exposition « Octobre 61 » (du 27 février au 2 mars 2025 à la galerie Oddity), Johanna Tordjman nous a accordé un entretien.
Des portraits intimes de nos darons aux photos de passeport, Johanna Tordjman dresse un portrait fidèle et joyeux de l’immigration française et nous invite à contempler les multiples visages qui ont fait et continuent de faire la riche identité de notre pays. Inspirée par l’histoire de ses grands-parents, arrivés d’Algérie en 1961, et par ses archives personnelles, l’artiste nous a parlé de son rapport à l’Algérie, à Créteil, du monde de l’art et des médias. Rencontre.
ANCRÉ : Peux tu me parler de la genèse de ton exposition ?
Johanna Tordjman : Depuis petite j’ai un rapport particulier avec les photos de ma famille, mon grand père adorait nous ouvrir les différents albums et nous raconter les anecdotes derrière chacun des clichés. Même après son décès, j’allais très souvent ado dans la petite chambre de leur appartement à Créteil pour les ouvrir et les regarder, j’avais l’impression de toujours en découvrir de nouvelles.
Lorsque ma grand mère est tombée malade à l’été 2023, tout ne tournait qu’autour de la maladie et j’ai eu envie de rouvrir ces albums avec elle et de parler de souvenirs qui la rendaient heureuse. Je lui ai fait la promesse qu’on n’oublie jamais ni son nom ni son histoire et, même si j’avais déjà commencé à la peindre, c’est lorsqu’elle est décédée cet été que j’ai vraiment commencé à organiser cette exposition en particulier.
Tu as choisi de partir de l’arrivée de tes grands-parents algériens en France. De quelle manière cette histoire familiale t’a-t-elle nourrie en tant que femme, mais aussi en tant qu’artiste ?
Mes grands parents sont arrivés juste avant l’indépendance d’Algérie, leurs aïeux avaient été naturalisés français avec le décret Crémieux, donc c’est pour ça qu’ils ont du quitter le pays pour rejoindre la France métropole, qu’ils ne connaissaient absolument pas à ce moment là.
L’Algérie, c’est une terre que je ne connais pas, j’en ai pourtant entendu parler des milliers de fois, j’ai l’impression que je saurais m’y repérer carrément. Mes racines m’ont construites bien sûr, en tant que femme car nous avons une culture forte, un langage, un caractère même, et en tant qu’artiste ça m’aide à soulever des questions, à trouver des réponses universelles avec des gens qui ont une destinée similaires à celle de mes grands parents. J’ai trouvé beaucoup de responses à des questions que je ne m’étais même pas encore posées.
La question de l’immigration tient une place importante dans ton travail, tu avais déjà traité du sujet en 2021 à travers ton projet 25h01. Peux tu m’en dire un peu plus sur cette inspiration ? Penses-tu d’ailleurs que le sujet soit suffisamment traité, non seulement dans l’espace médiatique, mais dans l’art ?
Oui ça m’a toujours touchée, j’ai grandi à Créteil où tout le monde venait déjà de partout dans mon quartier, on se racontait pas grand chose parce qu’on était petits et qu’on s’en fichait un peu. Mais en grandissant et en écoutant les histoires de mes proches, de ma famille, mes amis, j’en ai pris davantage conscience, j’avais pas l’impression moi même de venir d’ailleurs jusqu’à ce que je quitte Créteil et qu’on me demande constamment quelles étaient mes origines.
Le sujet est beaucoup traité oui, j’ai l’impression qu’on ne parle que de ça même, mais d’un très mauvais point de vue, on diabolise les histoires, on fait peur à tout le monde et on fait monter la haine. J’essaie de montrer le monde à travers les yeux des autres, dans cette expo en particulier de montrer des scènes de vie du quotidien de l’intime des albums photos, on se rend compte qu’on a tous les mêmes chez nous.
D’ailleurs, toi même en tant qu’artiste femme et issue de l’immigration, as tu eu la sensation qu’il était plus compliqué pour toi de te faire une place ?
Parfois, oui.
Tu as été exposée dans des foires prestigieuses (Art Basel Miami, Hong Kong et Bâle, pour ne pas les citer), été citée dans le classement des 30 de moins de 30 ans de Vanity Fair… T’attendais-tu à de telles retombées ?
C’est toujours gratifiant de se retrouver dans des classements ou de gagner des distinctions, même si je ne m’y suis jamais attendue en effet. Mais pour ce qui est des foires et expos, ça a toujours été le but, j’ai des objectifs très précis et je travaille beaucoup pour m’en rapprocher, chaque jour un peu plus donc ce serait mentir que de dire que je suis surprise ou choquée.
Tu présentes ici une vraie peinture de l’intime, comme si tu nous invitais à feuilleter les photos d’un album de famille. Peux-tu me détailler un peu ce choix ?
C’est tout à fait ça ! Comme j’expliquais plus tôt, j’ai un rapport particulier aux albums de famille, j’ai toujours aimé les feuilleter, j’avais l’impression de rencontrer mes grands parents dans une autre vie. Aucune des photos n’avait vocation à être partagée à l’époque, c’était par soi pour soi, et je trouve qu’il y a une grande différence dans les choix de prises de vue, et d’émotion.
Cela crée un jeu assez fascinant avec cette barrière de l’intime, chaque image a une histoire, on découvre des choses qui ne nous étaient pas destinées, et pourtant elles discutent avec notre intime personnel, et à la fois universel. Si on fouille dans nos archives familiales, on trouvera probablement les mêmes images.
D’ailleurs, explique nous ton processus créatif… Comment on fait naître une telle exposition ?
On fouille beaucoup ! C’est vraiment un travail d’archives assez titanesque, surtout que j’avais des requêtes particulières, j’avais besoin de documents d’identité français, les premiers à l’arrivée, visas, permis de travail, titres de séjour, passeports etc. Ainsi que des photos dans leurs intérieurs a leur arrivée. Il y a eu un grand travail de sélection, avant de peindre.
Il y a quelque chose de très positif dans ce dernier projet. C’est une forme de célébration de la diversité culturelle et des parcours de chacun des protagonistes présents. Garder une forme d’optimiste, est-ce important pour toi ?
Oui, je dirais que c’est ma nature. Les protagonistes m’ont confié leur histoire, à moi d’en faire quelque chose de beau, de vivant, au delà des images il y aura aussi une installation sonore où certains des protagonistes ont pris la parole pour se raconter, c’était aussi important pour moi de faire parler ces images, ces souvenirs et ces histoires.
Octobre 61 – Visages d’exil, voix d’avenir
Du 27 février 2025 au 2 mars 2025
Galerie Oddity
27 Rue Notre Dame de Nazareth
75003 Paris
28 février 2025