Si, sur le papier, elles sont de plus en plus inclusives, sur le marché, les marques de cosmétique ont encore tendance à exclure les femmes non-blanches à cause d’une offre non adaptée. Au risque de sacrifier une large partie de sa clientèle.
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Cheveux texturés, tâches d’hyperpigmentation, teint plus ou moins foncé… Les caractéristiques qui concernent les femmes non-blanches sont aussi nombreuses que variées. Pourtant, à se balader chez Sephora, peu d’entre elles semblent être prises en compte par les marques, qui s’évertuent à proposer des produits génériques pensés par des personnes blanches pour des personnes blanches. Or, l’industrie est aujourd’hui au pied du mur et doit s’aligner sur des changements démographiques avérés, au risque de sacrifier une grande part de marché et donc, de bénéfice. “En France, on pense qu’il s’agit d’environ 10 % de la population, mais on n’a aucune idée des nuances, quel est le taux de personnes métissées, celles qui viennent d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie du Sud-Est, par exemple”, détaille Noelly Michoux, co-fondatrice de la marque 4.5.6 Skin à Stylist.
Car si en France, les études concernant l’identité ethnique de la population sont extrêmement réglementées voire interdites, aux États-Unis, le Bureau du recensement américain affirme que la population mixte a grimpé de 164 % au cours de la dernière décennie. Voire même de plus de 300% pour la tranche des 18-44 ans qui s’identifie comme non-blanches.
Des besoins bien spécifiques
Partant de ce constat, Karem Chamber, présidente du groupe de travail sur la diversité, l’équité et l’inclusion chez Cosmetic Executive Women, résume à l’antenne de CNN : “Que ce soit au niveau national ou mondial, les données démographiques changent et si une marque n’est pas inclusive dans ce qu’elle propose, elle passe à côté d’une énorme opportunité en termes d’être juste là pour sa base de consommateurs”. Et ça, pour une marque, c’est impensable. Manifestement concernée par cette évolution, L’Oréal estime de son côté que d’ici 2040, 68 % (contre 63 % en 2025) de la population mondiale aura une peau riche en mélanine quand 40 % aura des cheveux texturés (contre 36 % en 2025). Soit une grande part de potentiels consommateurs.
“Les produits ne peuvent pas cibler exactement la même chose pour toutes les carnation, annonce alors Frédéric Flament, directeur international de la recherche et de l’innovation en évaluation instrumentale chez L’Oréal pour Vogue Business, Pour les peaux claires, nous devons privilégier des ingrédients ciblant le lentigo solaire, pour les peaux moyennes, le traitement du mélasma et pour les peaux foncées, l’hyperpigmentation post-inflammatoire. L’objectif sera de répondre à ces préoccupations croissantes afin de garantir que les produits que nous proposons ont l’efficacité nécessaire pour répondre à des problématiques spécifiques.”
Car oui : s’adapter à cette cible longtemps oubliée, c’est avant tout se poser des questions d’ordre dermatologique, et pas simplement esthétique.“La croissance de la clientèle multiraciale obligera les marques à dépasser le simple aspect symbolique et à refléter véritablement les standards de beauté mondiaux, développe Olivia Houghton, analyste principale beauté, santé et bien-être au sein du cabinet de conseil en prospective stratégique The Future Laboratory (toujours pour Vogue Business), On assiste à une évolution constante vers la célébration d’un large éventail d’idéaux de beauté, et les marques doivent représenter avec authenticité la diversité de leur clientèle.”
Inclusivité marketing
Si la célébration de la diversité semble guider les marques dans leur communication, côté produit, ce n’est pas encore ça. On se souvient tous par exemple du scandale Youthforia, qui proposait un fond de teint de type “goudron en flacon” d’après l’influenceuse beauté Golloria, qui a comparé la teinte 600 Deep Neutral avec de la peinture noire, qu’elle s’est directement appliqué sur le visage. “Lorsque nous vous demandons de créer des fonds de teint pour nous, nous ne voulons pas aller au laboratoire et demander du Minstrel Show Black,” s’agace-t-elle. Haweya Mohamed, co-fondatrice de The Colors, une plateforme valorisant la diversité et l’inclusion dans la mode et la beauté, souligne à Prenium Beauty News que “la diversité n’est pas un désir ou une revendication, c’est un fait statistique.” Elle poursuit : “Quant à l’inclusion, c’est un choix économique qui consiste simplement à vouloir vendre à plus de monde”.
La preuve avec Fenty Beauty qui, en apparaissant dans les rayons de Sephora en 2017, se démarque comme étant la première marque totalement inclusive sur le marché. Pourtant, à en croire la blogueuse Fatou N’Diaye, “Fenty Beauty n’a rien révolutionné en termes d’offre”. En effet, Estée Lauder, M.A.C ou encore Make Up Forever proposaient déjà des nuanciers allant de 35 à 45 teintes différentes. Comment expliquer alors que l’offre n’ait pas eu l’air de séduire – voire même d’être connue ? “Même lorsqu’il y a des couleurs plus foncées, elles ne sont souvent pas vendues en magasin, ce qui nous oblige à les acheter en ligne sans pouvoir les essayer,” se désole la maquilleuse professionnelle Jessica Thomas dans les colonnes du Temps.
Pour Dija Ayodele, auteure de “Black Skin: The Definitive Skincare Guide”, “les femmes à peau foncée sont totalement exclues du débat sur les articles de beauté. Cela crée une spirale négative: on n’en sait pas assez sur leurs besoins, alors on met en vente des produits mal adaptés qu’elles n’achètent pas, ce qui donne l’impression qu’il n’y a pas de marché”. En effet, d’après la créatrice de Black beauty bag, “c’est sur la représentation des codes de beauté que Rihanna a su tirer son épingle du jeu”. Car si les marques proposaient des teintes adaptées, ce ne sont pas les mannequins de couleurs qu’elles mettaient en avant dans leurs campagnes. Et si la consommatrice ne s’identifie pas, la consommatrice n’achète pas. “Fenty Beauty est une marque à 360 degrés qui s’adresse autant à une Coréenne qu’à une Irlandaise ou une Afro-Américaine,” précise Lionel Durand, patron de Black-Up et ancien de chez Estée Lauder. En beauté, plus qu’ailleurs, “representation matters”.
S’adapter ou se faire dépasser
En plus de mettre des femmes issues de plusieurs communautés en avant, Rihanna incarne elle-même cette consommatrice afro-caribéenne, à la peau non-blanche et aux cheveux bouclés. Et s’impose comme un modèle pour les clientes, mais également pour celles qui voudraient, à leur tour, s’adresser à des femmes qui leur ressemblent pour leur proposer des produits adaptés à leurs besoins. Car si le secteur de la beauté tient aujourd’hui à rattraper son retard, les femmes non-blanches, elles, en ont eu marre d’attendre et incarnent plus que jamais l’adage : “on n’est jamais mieux servies que par soi-même”. Fatiguée de la paresse des grands groupes, Sandrine Sophie, fondatrice de Kalia Nature, nous avait confié à l’occasion d’un entretien avoir dit à L’Oréal que “leurs produits n’étaient pas adaptés à tous les types de cheveux, que les produits pour cheveux caucasiens ne répondaient pas aux besoins spécifiques des cheveux texturés”. Avant de monter sa marque.
De Huda Beauty aux Secrets de Loly en passant par Be + Radiance, les marques indépendantes créées par et pour des femmes non blanches concurrencent aujourd’hui les grandes entreprises dans lesquelles la clientèle mixte a perdu confiance. “À partir du moment où tu l’intègres à ton système, où tu te dis que c’est toi qui va redéfinir le jeu, que c’est toi qui va redistribuer les cartes, c’est différent. En ne me voyant pas venir, ça m’a permis de creuser un vrai sillage, très profond. Être hyper connectée avec une communauté qui se reconnaît en tant qu’outsider, en tant que personne qui a été sous-estimée ou dont les critères de beauté ne correspondaient pas il y a 15 ans à ceux qu’on a aujourd’hui, explique Kelly Massol, la fondatrice des Secrets de Loly dans une vidéo YouTube de Sam Zirah, On connait tous une belle rousse à cheveux bouclés, tout comme on connaît une métisse avec les cheveux frisés. Mais avant, ça ne faisait pas partie des standards et des critères de beauté. Et aujourd’hui c’est la fille hype ! Les outsiders sont devenus les meneurs”.
Bien décidé à ne pas laisser échapper cette précieuse clientèle, les marques de beauté sont aujourd’hui obligées de repenser non seulement leur communication, mais aussi leurs formulations, face à des consommatrices de plus en plus aguerries. Au-delà des gammes de teint élargies ou des produits capillaires destinés aux cheveux texturés, c’est tout un système qui doit être retravaillé. Tests sur des peaux non-blanches, nouveaux concepts ou encore innovations techniques : le marché de la beauté est plus challengé que jamais. Les formules adaptatives ont par exemple le vent en poupe, ne négligeant aucune cliente potentielle. On l’a vu chez Prada Beauty avec le baume à lèvres Astral dont les ingrédients activateurs de pH s’adaptent à la chimie naturelle des lèvres ou chez Hailey Cosmetics qui a imaginé un fond de teint qui se mêle à toutes les carnations. « La réalité est que les consommateurs multiraciaux façonnent l’avenir de la beauté, à la fois en termes de demande et d’influence culturelle, tandis que les marques qui ne parviennent pas à réagir à ce changement risquent de devenir obsolètes, » résume Rafael Lopez, Responsable de l’innovation et de la valeur de la marque chez Suave, dans les colonnes de Vogue.
Reste désormais à convaincre. Au risque de disparaître ?
8 avril 2025